La Vallée de l’étrange
Texte de Thomas Melle et Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / Mise en scène de Stefan Kaegi / Théâtre de Vidy / du 25 septembre au 10 octobre 2019 / Critiques par Jade Lambelet, Emmanuel Jung, Sarah Juilland, Thibault Hugentobler, Noé Maggetti, Monique Kountangni et Manon Lelièvre.
La Beauté de l’erreur : conférence au sujet d’un très ancien et très humain programme
10 octobre 2019
Par Jade Lambelet
Pour sa dernière création, le metteur en scène et membre fondateur du Rimini Protokoll Stefan Kaegi s’associe au romancier et dramaturge allemand Thomas Melle dédoublé sur scène dans un sosie animatronique modelé à partir de son propre corps. Le robot prend alors la place physique de l’écrivain et propose, chaque soir, l’exacte même conférence à son public. Le discours tenu par le conférencier humanoïde vient brouiller les frontières entre la réalité et la fiction et s’ancre dans une réflexion brillamment menée sur la technologie, le déterminisme, le conditionnement et l’instabilité de la vie humaine.
Le robot-sosie de Thomas Melle « attend » patiemment son public dans l’obscurité de la scène. Si ce dernier ne s’est pas renseigné en amont sur le spectacle avant d’y assister, il peut être pris (plus violemment que d’autres) d’un sentiment étrange, entre le malaise et le doute, lorsqu’il comprend – ou croit comprendre d’abord – qu’aucun comédien n’est présent sur le plateau et que se tient en face de lui un robot monté de toute pièce à l’image de l’écrivain. Ce sentiment d’étrangeté et « d’inquiétante familiarité » provoqué par la ressemblance quasi parfaite entre le robot et l’humain se définit autrement comme « la vallée de l’étrange » (nommé d’après les recherches du roboticien japonais Mori Masahiro) qui donne son titre au spectacle. La conférence de Melle, qui porte d’une part sur la bipolarité de l’auteur et, d’autre part, sur la biographie de l’informaticien Alan Turing, brise rapidement le « quatrième mur » pour s’adresser directement au public, pris à partie (et par là inclus dans la fiction) dans des apostrophes et des questionnements que le robot – ou derrière lui Thomas Melle et Stefan Kaegi – lui adresse.
La maladie de Melle est à la fois à l’origine du spectacle et une des thématiques abordées dans le discours du robot, mais elle est aussi esthétisée et matérialisée dans la scénographie à travers des jeux de voix, d’ombres et des projections qui évoquent le dédoublement. C’est cela, confiera-t-il, qui lui a permis de mieux accéder à lui-même, de s’extraire de son corps afin de s’observer depuis l’extérieur dans l’intention de se réconcilier enfin avec sa maladie. Le dédoublement recouvre alors une fonction cathartique pour l’auteur qui extériorise sa maladie dans un premier temps par le geste d’écriture (à travers son roman Die Welt im Rücken portant sur sa bipolarité), puis dans un second temps, de manière corporelle, physique et tangible dans la création de son double robotique.
Sur scène, l’évacuation de la présence humaine au profit d’un substitut mécanique vient poser la question du statut du comédien au théâtre : la présence humaine est-elle nécessaire pour susciter des émotions ? Ne parvient-on pas à un perfectionnement d’autant plus important que le jeu des « comédiens » peut être entièrement programmé ? Face à la stabilité inébranlable du robot et du spectacle entièrement programmé, le public reste le seul facteur aléatoire. Peut-être est-il aussi son véritable sujet, comme l’affirme le conférencier : « le [réel] sujet de cette conférence ce n’est pas moi, mais vous ». Ainsi, la fiction que met en scène La Vallée de l’étrange n’est donc pas tant celle contée par le robot-sosie de Thomas Melle que celle qui est ébranlée, tout au long du spectacle, à l’intérieur des spectateurs, par les adresses à caractère métaphysique et ontologique du robot : « Comment vous sentez-vous ? Pourquoi êtes-vous venus me voir ? Pour vous identifier ? Quel genre de créature êtes-vous ? Vous pensez que vous avez plus de liberté que moi ? Vous êtes venus pour vous différenciez de moi ? ».
La Vallée de l’étrange bouscule et remet en perspective la certitude confortable des individus en la réalité et leur croyance en un caractère immuable capable de définir l’« humanité ». Car en définitive, qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Qu’est-ce qui nous distingue des robots ? Est-ce notre capacité à développer de l’empathie ? Celle-ci est pourtant généreusement moquée par le discours de Thomas Melle, de même que la mécanisation de nos comportements au quotidien et en particulier ceux que nous mettons en place dans une salle de théâtre (silence, attention, applaudissements). Plus simplement, ce qui semble faire de nous des êtres humains est peut-être avant tout l’instabilité de nos vies et de nos modes de fonctionnement, car « chacun d’entre [nous] est instable, à un niveau plus ou moins grand ». Si l’on en croit les dernières paroles du robot, le spectacle est dédié à ces instabilités, à ce caractère aléatoire de nos vies et à la « beauté de la loi de l’erreur ». C’est peut-être aussi ce qui permet l’art et la création, car sans erreur et sans complication, qu’aurions-nous à raconter ?
10 octobre 2019
Par Jade Lambelet
Un remède à la bipolarité ?
10 octobre 2019
Par Emmanuel Jung
La dernière création de Stefan Kaegi dévoile – avec sarcasme ? – un remède unique à la bipolarité : un robot très réaliste, seul personnage sur scène et double de l’écrivain Thomas Melle, lui-même atteint de cette maladie. Une expérience déroutante et anxiogène qui questionne la position et les réactions du public : comment réagir à un spectacle qui ne propose que le succédané d’un acteur ?
On n’en sort pas indemne, pourtant personne n’était sur scène. Ou en tout cas aucun être humain. Pendant une heure, le robot propose une conférence sur Thomas Melle (« lui-même »…) et Alan Turing, accompagné uniquement d’un ordinateur et d’un écran de projection ; une heure suffisante pour instaurer une relation très particulière entre la scène et le public. Différentes interrogations semblaient en effet émerger des spectateur·trice·s : lorsque l’humanoïde fait, par exemple, une blague, que faire de notre rire, à qui est-il destiné ? Cette confusion est réapparue, plus brutalement encore, lors des applaudissements finaux. Car, habituellement, un·e conférencier·e réagit en fonction du comportement du public : si le public rit, il ou elle attendra la fin des rires pour reprendre la parole ; de la même façon, il ou elle réagira plus ou moins positivement aux applaudissements en fonction de leur degré d’intensité. Mais lors de ce spectacle, rien de tout cela. Le robot parle, mais n’entend pas, n’est jamais réceptif : la relation robot-public est à sens unique, du robot au public, jamais l’inverse. Les rires, les applaudissements mitigés restent dans leur espace initial, n’atteignent jamais la scène. Un miroir invisible renvoie aux spectateur·trice·s leurs propres réactions.
Dès l’entrée du public dans la salle, le trouble s’est installé, le peu d’éclairage permettant d’entretenir l’ambiguïté sur l’authenticité de l’acteur présent sur scène. Au commencement du spectacle, cependant, le doute est levé : gestes accompagnés d’un bruit mécanique, crâne ouvert laissant apparaître de nombreux câbles. L’objectif n’est donc pas de créer un clone parfait ; un double de Thomas Melle partiellement inachevé, sans naturel, suffit.
Il suffit si l’on suit la justification donnée par l’écrivain pendant le spectacle : étant atteint de bipolarité, il aurait fait construire ce robot pour « être libre », pour pouvoir « aller au spa » pendant que son ersatz remplirait ses obligations médiatiques (conférences, questions des journalistes…). La catharsis aristotélicienne est ainsi renversée ; elle ne concerne plus les spectateur·trice·s (la représentation devrait provoquer, on le rappelle l’épurement des passions du public), mais le créateur. Mais devons-nous croire Thomas Melle ? Il est écrit, sur le site du Théâtre de Vidy, que « Stefan Kaegi a fait réaliser un robot » (et non pas Melle) : la justification concernant sa création tombe donc à l’eau, n’est qu’une fiction, et la catharsis repasse du côté du public. Il nous semble alors que cette « liberté d’aller au spa » est à considérer avec précaution car placée sous le signe de la fiction, voire sous celui de l’ironie et du sarcasme. La question reste ouverte.
Dans tous les cas, une majeure partie de la représentation est travaillée en fonction de cette thématique du double, des projecteurs qui séparent l’humanoïde en deux ombres distinctes aux différents niveaux de réalité. Sur l’écran, des photos et des vidéos de l’écrivain sont effectivement projetées, interrogeant le vrai et le faux, la présence et l’absence. On se demande qui est le plus véritable : Melle en vidéo, qui « joue » peut-être un certain rôle, ou le robot Melle, sur scène, qui parle avec sa voix, préenregistrée ? Parallèlement, l’écrivain n’est pas sur les planches, mais doublement présent, grâce à la vidéo et grâce au robot (visuellement et auditivement). Ce dernier, statique, investit paradoxalement l’espace scénique de manière surprenante. La rareté de la situation – voir bouger un robot – provoque une hyperacuité visuelle : chacun de ses gestes est scruté par des spectateur·trice·s perplexes.
Du reste, le trouble général a été amplifié, lors de notre représentation, par une série de problèmes techniques (vingt minutes de retard, panne du robot au beau milieu de son allocution, reprise de son discours non pas là où il l’avait abandonné, mais plusieurs minutes auparavant). Sur le moment, délicat de savoir si cette interruption avait été volontairement glissée dans le spectacle – nous avons a posteriori appris que non. Ces soucis techniques étaient toutefois symptomatiques, venant encore renforcer l’étrangeté généralisée dans la salle et l’idée d’une séparation forte entre le l’humanoïde et les spectateur·trice·s ; car si le robot disjonctait en répétant ses paroles, le public ne les avait pas oubliées…
10 octobre 2019
Par Emmanuel Jung
Être ou ne pas être rangé
10 octobre 2019
Par Sarah Juilland
La vallée de l’étrange sillonnée par Stefan Kaegi n’est pas seulement celle de la robotique : elle est, de manière plus enfouie et profonde, celle de la fêlure, de la fragilité et de l’instabilité humaines. Paradoxalement, c’est un double animatronique de l’écrivain Thomas Melle qui, à la place de l’original absent, porte sur scène un discours autour de l’humanité et du trouble psychique. La bipolarité, véritable fil rouge, est métaphorisée au long du spectacle par des effets de dédoublement et par la nébulosité des frontières entre réalité et fiction, authenticité et artificialité. L’humain, « dérangé » et « psychologiquement abîmé », est éprouvé par la machine – être « rangé », programmé et réglé – qui le supplante et l’envahit dans une société de la performance.
Crevant l’obscurité de la salle, un spot lumineux éclaire l’unique protagoniste physique du spectacle : un robot humanoïde à l’effigie de Thomas Melle, dont la voix préalablement enregistrée résonne du corps mécanique, produisant d’emblée un étrange décalage entre l’humain et le non-humain. Enfoncé dans un fauteuil, l’automate soliloque une conférence bicéphale, croisant la biographie de son patron humain à celle du précurseur de l’informatique Alan Turing. À ses côtés, posés sur une petite table, un ordinateur portable et un verre rempli d’eau évoquent à la fois la posture de l’écrivain et de l’orateur. Les objets avec lesquels il partage la scène – un écran blanc où sont projetées images et vidéos de sa genèse et une « machine de théâtre » régissant sons et lumières – visent à susciter des émotions que l’androïde, dépourvu de patuité, ne peut ni donner ni recevoir. Pourtant, ce sont surtout malaise et méfiance qu’éprouve le spectateur face à cette créature qui lui ressemble tout en lui demeurant étrangère, « entre le vraiment différent et le parfaitement semblable ». La dérangeante familiarité – ou vallée de l’étrange selon Masahiro Mori – procède de l’alliage antinomique d’une apparence humaine et de propriétés robotiques. Les bruits mécaniques qui accompagnent chaque mouvement, l’ouverture du crâne qui laisse apparaître les circuits électriques sont volontairement conservés, de sorte à maintenir le sentiment que « quelque chose cloche ».
La dimension paradoxale du spectacle s’intensifie lorsque le robot adresse à son public – qu’il est pourtant incapable de reconnaître – une série d’interrogations sur la fine lisière qui sépare le genre humain de l’univers robotique : « Êtes-vous toujours sûrs lorsque vous cochez la case “je ne suis pas un robot” ? » ; « Perd-on son humanité en même temps que ses erreurs ? » ; « Est-ce le caractère aléatoire qui fait l’humain ? » Ces questions existentielles, posées dans le vide par une machine avec laquelle le dialogue est impossible, provoquent un certain embarras, voire même de l’agacement. En substituant l’automate au comédien, le dispositif scénique dérange les habitudes des spectateurs qui, au lieu d’assister à un jeu fluctuant et faillible, deviennent cette fois-ci le « facteur aléatoire » et l’objet de réflexion du spectacle : « le sujet de cette conférence ce n’est pas moi mais vous » stipule l’intervenant robotique.
Quoiqu’il n’y ait pas l’ombre d’un acteur fait de chair et d’os sur le plateau, c’est pourtant bien l’humanité et ses failles qui forment le cœur de La Vallée de l’étrange. Le trouble bipolaire dont souffre Melle, et qui file la création cosignée avec Kaegi, est thématisé à travers divers procédés scénographiques chargés de sonder la dualité. Le discours lui-même est double, puisqu’il entremêle les biographies de Melle et de Turing, tous deux atteints de trouble psychique. Thomas Melle est physiquement dédoublé par le dispositif scénique, qui l’évacue et prête ses paroles à son clone robotique. Cette dualité initiale est poussée à son paroxysme lorsque le vrai Melle apparaît sur une vidéo préenregistrée et confronte son sosie mécanique. L’écran matérialise l’ambivalence entre la présence et l’absence : bien que le véritable Melle soit absent, l’effet de présence provoqué par la projection vidéo est plus fort que la présence physique de son double. Le brouillage des frontières de l’illusion – principe emblématique du Rimini Protokoll – métaphorise également l’univers de la folie. La nature de la création, qui ne cesse d’osciller entre documentaire et fiction théâtrale, est elle-même troublée : « Est-ce du théâtre ? » interroge le robot.
Plus généralement, ce sont peut-être la place des humains et le rôle de l’art qui se trouvent questionnés : faut-il préférer la régularité des automates à l’irrégularité humaine, ces êtres « rangés » et déterminés aux hommes qui ne se rangent pas dans des cases définies ? Le problème se pose dans une société qui se déshumanise progressivement, qui se vide de ses humains – tous plus ou moins fragilisés et abîmés – et les remplace par des machines plus performantes. À l’instar des métiers balayés par l’automatisation, l’artiste – peintre, poète, musicien ou encore comédien – peut-il être lui aussi relayé par un robot ? La substitution est envisageable, le spectacle en témoigne. Mais est-ce de l’art ou plutôt une expérience presque scientifique ? La vertu cathartique du théâtre semble ne pouvoir être assurée que par des humains, doués d’empathie, capables de transmettre des émotions. Thomas Melle le prouve : contrairement à ce qu’il prétend, ce n’est pas le robot qui le soigne mais plutôt le fait d’avoir couché ses maux sur le papier d’un livre, puis de leur avoir donné corps sur scène. Finalement, le remède n’est pas le remplacement des humains par des robots, mais le pouvoir de fabulation et de création fictionnelle, la capacité à « extraire de l’intérieur pour observer l’extérieur ».
10 octobre 2019
Par Sarah Juilland
Je (ne) suis (pas) un robot ?
10 octobre 2019
Dans La Vallée de l’étrange, Stefan Kaegi et Thomas Melle explorent la possibilité de remédier à l’instabilité humaine par la technologie. Le spectacle intrigue par son dispositif repoussant les limites du théâtre mais c’est le discours tenu qui interpelle pleinement, entre cynisme sur l’avenir biologique et admiration pour la solution robotique.
Dans la pénombre de La Passerelle du Théâtre de Vidy, un individu confortablement installé dans un fauteuil reste immobile et silencieux, attendant que le public se soit assis. Il se racle la gorge et renifle avant d’entamer une conférence sur l’eldorado que constitue l’apport technologique pour les êtres de chair et de sang. Rendant compte de son mal-être lié à la scène médiatique, il imagine la possibilité d’être remplacé pour ne plus avoir à se déplacer de plateaux en plateaux pour répondre aux mêmes questions. Et s’il déléguait la tâche ?
L’individu se présente et prétend s’appeler Thomas Melle. Sa voix, sa gestuelle, les anecdotes sur sa vie, sa réflexion, et surtout son visage laissent bien penser que nous avons affaire à l’écrivain allemand. Si ce n’est toutefois une sorte d’écart, de décalage, de lenteur dans le mouvement des bras, des lèvres. Ainsi que le statisme de ses jambes, de ses doigts quasiment atrophiés. L’interprète serait-il malade ?
Sans surprise véritable, au vu de la publicité entourant le spectacle et du sujet de cette conférence, l’orateur se révèle être un robot, utopie monstrueuse que Stefan Kaegi propose à Thomas Melle pour discourir sur les bienfaits de l’augmentation technologique des êtres humains. L’ingéniosité du dispositif métadiscursif réside dans le fait que le robot présente la réflexion attribuée à son créateur pour que ce dernier, le véritable Thomas Melle, puisse renoncer à sa présence au moment de la monstration.
Dès lors, les propos tenus sur la robotique interpellent et fascinent presque de manière morbide. La stabilité de l’androïde et sa propension à ne jamais commettre d’erreur renvoient brutalement à la faiblesse humaine, aux êtres instables qui ne demandent, inconsciemment, qu’à être augmentés pour réponde à un idéal de perfection. Serions-nous prêt·e·s à renoncer à notre humanité pour embrasser l’optimisation absolue, pour ne plus souffrir, pour être efficaces dans toutes situations sans jamais faiblir ? Sommes-nous prêt·e·s alors que nous avons déjà recours à cette technologie ? Etions-nous prêt·e·s ?
Car il est bien question d’humanité derrière le dispositif du spectacle, derrière le masque appliqué avec soin sur le squelette métallique du robot. Si vallée de l’étrange il y a, ce n’est plus vraiment dans notre perception d’un androïde qui nous ressemble, mais dans notre regard sur nous-mêmes. La fascination pour le robot disparaît derrière l’évocation de nos neurones miroirs programmés pour comprendre et ressentir l’expérience de l’autre. Comment en tant qu’humains, pouvons-nous prétendre être différent·e·s d’un androïde si nous répondons dans nos actes aux stimuli qui nous sont extérieurs, de manière aléatoire certes, voire erronée, mais sans jamais s’en affranchir par la volonté de l’esprit ? Lorsque le spectacle prend fin, le robot présente les applaudissements comme une étrangeté, notamment car la pratique s’adresse en théorie aux humain·e·s présent·e·s sur la scène théâtrale. Si le public applaudit, il le fait suite au stimulus que constitue un projecteur qui s’éteint ; notons aussi la dimension culturelle et sociale des applaudissements. Si le public n’applaudit pas, il répond à la considération de l’orateur. Dans les deux cas, les spectateurs·trices adoptent un comportement en fonction d’une ou plusieurs données extérieures.
Stefan Kaegi et Thomas Melle offrent avec ce spectacle une matière complexe et fascinante. Loin de proposer un show d’animatronique, les deux artistes dissimulent sous le dispositif robotique les angoisses les plus terribles qui ponctuent l’histoire de l’humanité ; qu’est-elle ? d’où vient-elle ? a-t-elle une importance quelconque ? Le spectacle-conférence déroute aussi dans la mesure où il brouille toute tentative de trancher sur la nature fictionnelle ou réelle de ce qui est présenté. Les vidéos intégrées à la conférence montrent Thomas Melle se créant un alter ego robotique ce qui souligne son intérêt (fictionnel ?) pour une technologie qui donne naissance au moment théâtral réel assumé par un androïde…
Dans cette perspective, il serait intéressant, à la manière du test de Turing, d’interroger La Vallée de l’étrange sur sa nature de spectacle théâtral. De par son décalage, s’agit-il de fiction ou d’une monstration monstrueuse bien réelle constituant une éventualité artistique à venir ?
10 octobre 2019
Perdre son corps
10 octobre 2019
Par Noé Maggetti
Le Théâtre de Vidy a récemment accueilli pendant deux semaines complètes la dernière création de Stefan Kaegi du collectif Rimini Protokoll, au rythme de deux représentations par jour ; un nombre qui aurait pu se multiplier sans pour autant épuiser les interprètes, car aucun être de chair et d’os n’est présent sur scène dans cette Vallée de l’étrange…
Le titre du spectacle, référence au concept d’uncanny valley énoncé par le roboticien Mori Matsahiro pour désigner le ressenti de tout être humain confronté aux imperfections d’un robot qui lui ressemble, résume parfaitement le sentiment qui envahit le spectateur ou la spectatrice au fil de la représentation, et qui culmine au moment d’applaudir : n’y a-t-il pas quelque chose de profondément étrange, voire de dérangeant, dans le fait d’avoir regardé et écouté un robot androïde dans une une salle de théâtre pendant plus d’une heure ?
La machine qui se tient devant nous est un animatronique reproduisant le physique de l’écrivain allemand Thomas Melle, co-rédacteur du texte du spectacle. D’abord caché dans la pénombre, le robot nous apparaît peu à peu avec ses traits légèrement difformes, quelques fils électriques dépassant de son masque de plastique couleur chair, et s’adresse à nous pour expliciter d’entrée de jeu le dispositif scénique : nous allons assister à une conférence portant sur la trajectoire de Melle, atteint d’un trouble bipolaire, mise en parallèle avec la vie du mathématicien Alan Turing. Dans son discours, la création d’un double de soi-même est peu à peu apparentée à un geste thérapeutique, permettant de sortir de son corps et de s’observer depuis l’extérieur, comme manière d’affronter la maladie psychique. Toutefois, le robot ne se confond pas avec son modèle, et on ne peut s’empêcher de constater la distance entre les deux entités. C’est pourquoi la question de l’empathie est rapidement abordée par cet étonnant conférencier : sommes-nous touchés par la pathologie de l’auteur, bien qu’elles nous soit narrée par un automate ? Est-ce en réalité le destin de ce dernier qui nous émeut ? Le cas échéant, peut-on vraiment ressentir quelque chose pour un individu non humain, programmé pour livrer exactement la même « performance » lors de chaque représentation ?
« Je ne suis rien, mais tout tourne autour de ce rien » : cette phrase, prononcée par l’androïde, cristallise l’enjeu principal du spectacle. C’est en effet la question du corps qui est au centre du propos, et plus précisément la disparition du corps – une forme de « devenir rien ». En effet, la scénographie intègre, en plus du robot, un écran sur lequel sont ponctuellement projetées des images vidéo de Melle, parfois commentées par son double mécanique, parfois adressées directement public. Ainsi, l’auteur, matérialisé par ces deux supports, est paradoxalement privé de corporalité de deux manières différentes. Ce jeu dichotomique entre présence et absence amène son lot d’interrogations quant à la fonction des spectateurs et spectatrices : pourquoi sommes-nous devant ce spectacle dénué de toute présence humaine ? Qu’espérons-nous en tirer ? Qui allons-nous applaudir lorsque le rideau tombera, si ce n’est nous-mêmes et la performance sociale que nous accomplissons en nous rendant au théâtre ? Autant de questions que la machine aux gestes saccadés ne manque pas de nous adresser, en exhibant l’absurdité de sa propre (non-) existence : il n’est pas humain, chacun de ses mouvements est programmé au millimètre près, mais pourtant il communique avec nous, et nous l’écoutons attentivement. Il semble donc difficile de nier l’impact que son existence a sur nous, que ses mots nous touchent ou qu’ils nous agacent.
On sort de la salle habité×e par un malaise certain. Chacune des tournures interrogatives qui jalonnent la présente critique en est un indice : le spectacle questionne profondément l’instance spectatorielle, car la confrontation frontale de cette dernière avec l’inquiétante étrangeté de l’animatronique, protagoniste dérangeant car presque humain, met à mal le sens de sa fonction au théâtre, et son humanité de façon plus générale.
10 octobre 2019
Par Noé Maggetti
Quelque chose cloche
10 octobre 2019
La soirée de ce deuxième mercredi d’octobre 2019 m’entraîna à explorer une dimension théâtrale nouvelle en entrant dans la Passerelle du théâtre de Vidy. Les premières minutes semblent annoncer une mise en scène prévisible : une silhouette assise attend dans le noir. Pourtant dès que la lumière s’allume, le public se trouve propulsé dans un espace où règne l’artificialité, ce qui produit un sentiment de malaise presque suffocant. Quelque chose cloche.
L’installation (pas de secret entre nous, c’est l’hypothèse que je pose) me cause d’entrée de jeu un malaise qui n’aura de cesse de croître tout au long du spectacle. Dès les premières minutes, les questions fusent dans ma tête : que se passe-t-il avec le réglage de la lumière ? Est-ce ma vue qui me joue des tours ? Quel est donc ce personnage bizarroïde qui répète, à plusieurs reprises, que quelque chose cloche ?
« Il y a quelque chose qui cloche » mais je ne sais pas encore ce que c’est. Peu à peu, le personnage – assis, seul en scène, avec son ordinateur portable et un verre d’eau posé sur une table d’appoint installée à ses côtés – fournit quelques éléments de réponse (en clarifiant qu’aucun être humain ne se trouve face à nous) qui restent pourtant difficiles à prendre pour argent comptant. Je vis une sorte de dissonance cognitive qui reflète, sans doute, l’artificialité créée délibérément par le metteur en scène.
« Il y a quelque chose qui cloche » mais je ne parviens pas à nommer de quoi il s’agit. Qu’est-ce qui est le plus bizarre ? Un robot humanoïde – clone presque parfait du romancier Thomas Melle, singeant une conférence – qui s’adresse à une foule humaine qui l’écoute attentivement et docilement, acceptant au passage d’être bousculée dans ses certitudes et questionnée sur sa prétendue stabilité ? Ou un humain qui recourt à un robot pour être entendu dans (ou malgré) sa différence, par ses pairs ?
« Il y a quelque chose qui cloche » et ce sentiment est renforcé par la tentative de prosélytisme de la part de l’humanoïde qui prêche que « la technologie fait partie de la nature humaine » tout en interpellant – provoquant ? – le public et lui demande : « quel type de créatures êtes-vous ? »
« Il y a quelque chose qui cloche » et la métaphore de la maladie – la bipolarité – en est-elle la cause ou bien cette artificialité voulue ne sert-elle qu’à questionner qui est finalement le plus « malade » ? Est-ce la personne (dite) malade qui a conçu cette solution – pour entretenir son élan créatif en dépit de sa maladie – ou le public (notre société voyeuse passive mais critique) venu assister à ce spectacle bizarroïde ? L’espace scénographique réduit semble faire allusion à cette maladie qui limite et enferme, comme si, malgré son élan créatif, le metteur en scène continuait de se sentir restreint par la société, jouée à son insu par le public.
« Il y a quelque chose qui cloche » parce que finalement le seul moment qui (me) rassure et relâche un peu la pression causée par cette singulière artificialité intervient lorsque le vrai Thomas Melle apparaît sur l’écran pour expliquer, images à l’appui, le processus métamorphique qui a permis de créer cet humanoïde à son image. Il y a donc quelque chose d’humain dans cet humanoïde !
« Il y a quelque chose qui cloche » et une chose est certaine, je repars avec un sentiment de malaise. Je suppose que c’est exactement ce que le metteur en scène a programmé
10 octobre 2019
L’étrange pont entre l’homme et la machine
10 octobre 2019
Par Manon Lelièvre
La nouvelle création de Stefan Kaegi est au croisement entre la réalité et la fiction, le vrai et le faux, l’absence et la présence, brouillant les pistes et rendant les frontières floues et incertaines. Sous la forme d’une étrange conférence, le spectacle questionne le spectateur sur sa place et son rôle en tant qu’homme.
Lorsque la scène s’illumine, réduite à un simple carré gris sur lequel on devine un grand écran blanc, un homme, jusqu’alors invisible, apparaît immobile dans son fauteuil. Il se dégage de cet étrange personnage une sensation gênante, comme si ses yeux nous regardaient sans vraiment nous voir, étrangement figés.
Après son premier mouvement grinçant survient en nous un instant de perplexité : on cligne deux ou trois fois des yeux afin de s’assurer de ce qui se passe sur cette scène : le doute n’est plus permis. Ce n’est pas un homme devant nous. Ce n’est pas même un être vivant. Et ce qu’on a d’abord pris pour un postiche accroché à l’arrière de son crâne s’avère être un enchevêtrement de câbles, sortant de sa tête, à la place du cerveau. Face à nous se trouve une machine, un robot auquel on a donné la peau, le visage et le costume d’un homme.
Ce dernier, ou plutôt la machine qui a pris son apparence, se présente : il s’appelle Thomas Melle, c’est un écrivain allemand atteint de troubles bipolaires. Sous la forme d’une conférence, il explique comment il a tenté de trouver une solution à son mal-être permanent, d’abord dans l’écriture d’un livre puis par l’expérience d’un dédoublement grâce à la création d’un robot à son image. Ainsi, le dédoublement mental dont il souffre, qui provoque une alternance entre hyperactivité et dépression, devient un dédoublement physique. À la fois lui et ce robot, à la fois présent et absent, humain et machine. Il établit également un rapprochement avec Alan Turing qui, explique-t-il, forcé de prendre des médicaments, s’est mué en femme, en « une autre lui-même ». Ainsi, ce discours sur le dédoublement de personnalité est exprimé en même temps qu’il est matérialisé devant nous. La mise en abyme devient plus forte encore lorsque Melle apparaît sur l’écran et prend le contrôle du robot : visible deux fois, il n’est pourtant toujours pas présent. Il reste une machine à nos yeux : en 2D et en 3D.
Nous parlons ici de Thomas Melle, auquel d’une certaine façon nous nous attachons à travers son monologue, comme si c’était lui qui nous adressait ses mots. Pourtant, à aucun moment il ne vient en chair et en os s’exprimer devant nous, ne voulant plus se donner en spectacle. Où est-il, alors ? Ailleurs, au spa peut-être, comme le suggère au cours du spectacle la voix censée l’incarner. Alors, à quel Thomas Melle s’attache-t-on ? Celui qui est absent, mais bien vivant ou celui qui est présent, qui se confie et qui n’est en réalité qu’une réplique programmée ? Qui est devant nous, le robot matérialisé ou l’écrivain représenté ? Cette absence de vie sur scène, malgré les quelques mouvements et la voix d’un comédien qui résonne, est déconcertante et le robot, même s’il n’est que le transmetteur de cette voix, paraît presque plus réel et plus humain que l’écrivain lui-même. Le spectateur, poussé à questionner la relation entre l’homme et le robot et à se questionner sur sa position en tant qu’humain, ne peut être que troublé.
A la fin, on se sent pourtant obligé d’applaudir : du bruit dans le vide, pour une machine ou peut-être pour des personnes qui ne sont de toute façon pas là pour les entendre. Alors, à quoi servent ces applaudissements, si ce n’est à interroger la manière dont nos réactions sont, en quelque sorte, programmées ? Finalement, nous ne sommes peut-être pas si différents du robot qui est mis ici à notre disposition…
L’objectif est atteint : le questionnement se prolonge au-delà même de la représentation. Nous sommes confus face à cette double perspective que nous offre le monde, à la fois lumière et ténèbres, vivant et non vivant, réel et fictif, et dont les frontières deviennent soudainement floues.
10 octobre 2019
Par Manon Lelièvre