Par Océane Forster
Une critique sur le texte de la pièce :
Géant ? / De Domenico Carli
Domenico Carli, auteur italien établi en Suisse, est un artiste d’une polyvalence notable : son champ d’action s’étend de la mise en scène au scénario pour la télévision, en passant par l’écriture dramatique, l’enseignement du théâtre, la médiation culturelle et l’interprétation dramatique… De son parcours riche et pluriel, il a tiré déjà pas moins de trente pièces dont Zattera (2007), produite par le Théâtre de Vidy, L’Iliade. Le choix d’Achille (2018) et Chroniques Adriatiques (2015), recueil qui comprend Ciao, Papà!, Ave Maria et Lido Adriatico, toutes publiées aux éditions D’En Bas.
Depuis 1993, il écrit et met en scène des pièces pour enfants avec la Cie La Main dans le Chapeau qui a pris le pari de porter la scène jusque dans les salles de classes, directement devant les élèves. C’est dans ce cadre atypique que Géant… ? voit le jour en 2018. Assez brève (le dispositif mis en place par la compagnie prévoit une représentation ne dépassant pas une heure), la comédie a été conçue pour être jouée par un petit groupe de comédiens dans l’espace scolaire. Pour Géant… ?, trois acteurs incarnent les trois personnages de la pièce, et prennent en charge les représentations quotidiennes.
La pièce commence dès l’arrivée des élèves en classe alors qu’ils découvrent une immense chaussure, élément d’une scénographie préalablement installée. Puis M. Félix Dubol, directeur de cirque, entre dans la classe. Avec l’aide de son très savant frère et assistant, le bien nommé Robert Lafrousse de Littré-Langenscheidt, il est à la recherche de nouveaux numéros pour appâter un public laissé sur sa faim depuis que les animaux ne sont plus admis dans l’arène. Si tous deux se rendent dans une classe, c’est pour y trouver de nouveaux talents (puisque, comme le directeur l’a entendu dire : « ici, il y a de sacrés clowns ! »). À leur grande surprise, ils découvrent à leur tour, entre les bancs de l’école, la chaussure de géant. Dubol s’enthousiasme, Lafrousse s’effraye, et après une inspection minutieuse, une étrange demoiselle, prénommée Mî, émerge de la chaussure. Mî parle en mi : « Mî c’est Mî !!! Quel Mî-clet, ce type ! Mî…de la dynastie des Ming… ». Elle raconte aux deux autres personnages sa rencontre avec le géant qui répond au nom de Grangugus et la solitude de cet être qui semble le dernier de son espèce. Elle décrit comment ses larmes ont inondé la cour de l’école, puis imite sa façon de rire en dansant la Danse des Géants et chante l’amour de Grangugus pour les arbres…
Jouée tous les matins devant des enfants âgés de 6 à 11 ans, Géant… ? interroge la différence. Qu’il s’agisse des assonances du langage de Mî, de l’hypermnésie de Lafrousse ou, de manière plus évidente, du gigantisme de Grangugus, toutes les particularités sont approchées comme autant de qualités hors norme, de démesures menant irrémédiablement à une forme de solitude. Toujours absent du plateau mais signifié au moyen de sa chaussure, le personnage du géant permet une mise en évidence dramatique de la différence, et ces éléments ayant à trait au merveilleux permettent l’intrusion de l’étrange dans la salle de classe. Dans la pièce, la « présence-absence » de Grangugus a aussi une fonction symbolique : cette immensité cachée dont on ne perçoit que les traces évoque la menace écologique, elle aussi perceptible uniquement dans ses inquiétants symptômes.
Le théâtre pour enfants suppose aussi une dramaturgie particulière. Plusieurs dispositifs de Géant…? sont symptomatiques de l’impact qu’a l’adresse au jeune public sur les mécanismes de la pièce : le texte devient prétexte à une théâtralité spécifique et adressée. Par exemple, le rythme des échanges entre les personnages se veut soutenu et sans cesse marqué par des rires entre les personnages. L’action et la monstration sont largement préférées aux longues interventions ou aux séquences de narration dans les répliques. L’écriture de Carli évite le monologue, qui semble potentiellement plus difficile à suivre pour de jeunes enfants et fait le choix d’un rythme soutenu qui n’est pas sans rappeler le vaudeville ou le théâtre circassien.
Ce qui est recherché, c’est l’interaction entre les comédiens, mais aussi entre les comédiens et les élèves : ce dont on peut déduire qu’inclure le jeune public dans l’action, c’est garantir son attention. Ainsi, à plusieurs occasions, il est demandé aux enfants, pour servir l’intrigue, de répondre à des questions, de danser ou encore de dessiner. Toujours dans l’optique de susciter l’adhésion des élèves en facilitant leur entrée dans la diégèse, la pièce s’applique à investir l’espace quotidien, récupérant des éléments connus en y insufflant de l’extraordinaire, faisant ainsi cohabiter deux univers, le premier affecté d’une banalité rassurante, l’autre insolite et merveilleux. Les personnages sont construits sur des particularités rapidement compréhensibles, avec la répétition de la même syllabe dans les paroles de Mî, une phrase refrain pour M. Lafrousse (« Personne ne sait ! Mais moi je sais ! »), l’idée étant de créer des personnalités marquées que les enfants reconnaîtront rapidement. Ce faisant, la pièce de Carli se donne l’apparence d’une comédie de caractères qui rappelle certains passages de Molière, de la commedia dell’arte ou encore du théâtre de rue napolitain. Le drame se voit relayé au second plan et il s’agit avant tout de mettre en avant des personnages essentialisés jusqu’à l’archétype : Dubol est un ambitieux carriériste qui ne supporte pas qu’on lui refuse quoique ce soit, Lafrousse un intellectuel timoré et Mî une excentrique mutine.
La théâtralité de Géant… ? repose ainsi sur des dispositifs traditionnels, réduits à leur plus simple expression. On pense ici aux jeux de complicité permis par la scénographie comme l’effet de surprise mis en place avec l’immense chaussure de la pièce (de laquelle sortira Mî, alors qu’on la croyait vide). L’étrangeté produite par la démesure de cet accessoire préoccupe les personnages et crée chez le spectateur le désir d’une apparition extérieure. Quand les enfants découvrent Mî, qui surgit de l’intérieur de cette chaussure, une attente dirigée vers le hors-scène (quand le Géant va-t-il entrer dans la classe ?) est déjouée. L’inattendu se trouvait en réalité sous leurs yeux depuis le début, à leur insu : la surprise ne viendra pas de là où on l’attendait. De manière générale, la pièce cherche à rendre accessible ce qui a lieu sur la scène. Enfin, le théâtre pour enfants a ses propres codes et habitudes. De ce point de vue, Géant… ? reste dans l’attendu, en proposant à son jeune public une fiction onirique, voire merveilleuse. La bizarrerie inhérente au scénario irréalisant, distanciant l’univers fictionnel, contredit, en apparence, l’intention scénographique qui veut ancrer l’intrigue dans l’univers connu des enfants. Pourtant, la théâtralité de cette création prend justement sens dans cette étrangeté introduite dans le quotidien. Ce qui est merveilleux pour les enfants c’est en réalité de voir entrer des comédiens dans leur salle de classe. La pièce ne se déroule pas dans un autre monde, mais dans celui-ci : ainsi cohabitent géants et maîtresses.
Ce théâtre et son dispositif simplissime n’ont de sens que par rapport au public qu’ils veulent toucher. Il ne s’agit pas, avec Géant.. ?, de réinventer le conte, mais plutôt de garantir une adhésion, une compréhension globale et ainsi de socialiser le théâtre en travaillant un objet dramatique voué à convaincre cette audience plurielle spécifique qu’est la salle de classe. Pour Carli, la démarche s’explique par une conscience politique de la réception, conscience qu’il juge trop souvent étriquée et déterminée dans le théâtre qui ne s’adresse pas aux enfants. Au vu de l’à-propos d’une telle démarche, la vraie interrogation qui persiste après la lecture de Géant… ? est peut-être la suivante : pourquoi serait-ce plus une évidence d’inviter le théâtre dans l’espace quotidien des enfants alors que c’est chose rare dans le théâtre pour « adultes » ?