Par Lucas Lauth
Une critique sur le spectacle :
Love is a River / D’après Platonov d’Anton Tchekhov / Mise en scène d’Alexandre Doublet / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 mai / Plus d’infos
Le metteur en scène Alexandre Doublet présente Love is a River au Théâtre de Vidy jusqu’au samedi 11 mai. Une occasion de revivre ou de découvrir Platonov d’Anton Tchekhov, pensé depuis sa fin. On remonte peu à peu le temps, plongés dans les souvenirs et réflexions des personnages. Mouvements, scénographie, musique et lumières questionnent et dilatent ensemble l’instant qui suit la mort de l’antihéros.
Sur scène, un tableau finement composé. Un intérieur bourgeois, vétuste et élégant, y est représenté. Au fond, côté cour, une vaste bibliothèque, et côté jardin, une table de chevet, supportant un téléphone ancien. Au-dessus, un miroir. Collé au mur côté cour, un buffet de bois, surmonté d’un tourne-disque. Des portraits peints recouvrent le mur du fond alors que celui du côté cour expose des fusils et des têtes d’animaux empaillés. Une étrange atmosphère se dégage pourtant de ce calme plat. La table à manger n’est pas desservie et est restée en désordre. Une chaise est renversée dans le fond. Il manque un fusil au râtelier. Il y a cinq présences sur scène. L’une d’elles gît dans l’eau qui inonde jusqu’à une hauteur d’une quinzaine de centimètres tout le sol de cet intérieur. Le temps semble s’être arrêté. Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ?
Tout au long du spectacle, nous cherchons des réponses. Nous enquêtons. Nous partons du cadavre allongé sur scène, celui de Platonov – ici Alexandre [Doublet] – et écoutons les voix intérieures, fragmentaires des personnages en vie. Personne ne parle sur scène. Tout est préenregistré et diffusé par les hauts parleurs de la salle. Ceci a pour effet d’intérioriser l’ensemble de ces discours. Mises bout-à-bout, ces bribes d’événements vécus, de sentiments ressentis, nous permettent de revivre, de nous ré-imaginer l’œuvre de Tchekhov, réécrite par Alexandre Doublet pour trois femmes et un homme, en plus du défunt. Vu que les bouches restent closes face au drame, on tente d’abord d’attribuer les paroles à certains personnages, puis on essaie de recréer les liens qui existaient entre eux avant ce décès. On trouve le fusil dans l’eau. On aimerait savoir qui a tué Platonov.
Le temps est suspendu, étendu, dilaté. Tous les intervenants de ce spectacle, comédiens, créateur du son, régisseur lumière, chorégraphe et metteur en scène, travaillent ensemble pour que cet instant tragique, qui ne dure qu’une fraction de seconde mentalement, s’étende sur plus d’une heure de spectacle. Les gestes et mouvements des comédiens sont gracieux, pondérés, millimétrés. Rien ne doit faire son sur le plateau, ni créer de mouvement brusque. L’eau du bassin ondule toujours calmement même lorsque les comédiens se déplacent ou changent de posture. La lumière pénètre la pièce par faisceaux, à travers deux portes vitrées. L’évolution du temps est représentée par l’orientation de cette lumière. Le temps s’arrête tout à fait lorsque les tableaux au mur s’éclairent de l’arrière, en même temps qu’une lumière surréelle envahit la pièce. Quant à la musique, elle fige elle aussi le temps. Les nappes de synthétiseurs ou de violons, les basses profondes et les rythmes réguliers suggèrent cette dilatation temporelle.
Tout est ralenti, évocateur et mental. Le spectateur est invité à explorer les détails de cet instant : les jeux de reflets sur les murs, les nombreux objets plongés dans l’eau, la délicatesse suggestive des mouvements. Le temps est étendu à son maximum. Seul le sens dans lequel évoluent les personnages semble rappeler celui des aiguilles d’une montre. Ils se déplacent doucement, toujours autour du défunt, axe central de la pièce.