Par Lucas Lauth
Une critique sur le spectacle :
By Heart / De Tiago Rodrigues / Théâtre de Vidy / du 14 au 18 mai 2019 / Plus d’infos
Le spectacle du metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, directeur du Teatro National Dona Maria II à Lisbonne, présent à Lausanne pour quatre pièces jouées à Vidy presque simultanément, propose une réflexion sur la mémoire et sa force à la fois intime et politique. Le projet est né lorsque la grand-mère du dramaturge, âgée de nonante-trois ans et passionnée de littérature, lui annonce une cécité prochaine et irrémédiable. Elle demande alors à son petit-fils de lui apprendre par cœur un ultime livre, qu’elle pourra lire intérieurement jusqu’à la fin de sa vie. Quel livre choisir ? Sur quoi se baser pour faire un tel choix ? Et comment rendre compte, sur scène, du poids d’une telle responsabilité ?
Onze chaises sont disposées sur scène, en arc de cercle. Tiago Rodrigues est présent sur l’une d’elles, plongé dans un livre, relevant de temps à autre la tête pour observer le public prendre place. Derrière lui, un nombre important de bouteilles d’eau pleines. À l’avant-scène, des cageots de livres usés. Une fois le silence installé et après quelques adresses humoristiques au public, il annonce la première condition du spectacle : la pièce ne commencera pas tant que les dix autres chaises libres ne seront pas occupées. Quelques secondes suffisent pour que, sans hésiter, des membres du public montent sur scène et s’assoient.
La réussite du spectacle va dépendre de ces dix courageux intervenants. Ensemble, durant le temps de la représentation, ils ont comme tâche d’apprendre l’un des sonnets présents dans le recueil que le dramaturge propose comme ultime lecture à sa grand-mère : le sonnet 30. Voilà la deuxième condition. Pour introduire ce rôle crucial qu’il attribue aux dix membres du public, Tiago Rodrigues fait un détour par l’entretien-conférence de George Steiner intitulé « De la Beauté et de la Consolation ». Steiner apparaît comme un mentor pour lui. Durant la représentation, le dramaturge lit des lettres qu’il lui a envoyées pour lui demander conseil face aux difficultés à trouver une dernière œuvre à apprendre par cœur pour sa grand-mère.
Le poème est appris peu à peu, vers après vers, sous les yeux des spectateurs. Le comédien dicte les vers à répéter, les uns après les autres, plusieurs fois, et, soit ensemble, soit chacun leur tour, les membres du public présents sur scène déclament des parties du sonnet. Le poème, de tonalité élégiaque et nostalgique, qui s’égaie aux derniers vers à la pensée d’un être aimé, prend peu à peu son sens.
En alternance avec ces moments de répétition, Tiago Rodrigues fait se superposer, se rencontrer des citations, des langues, des auteurs, des éléments historiques ou des références littéraires, suivant la manière dont notre mémoire humaine fonctionne. Le sonnet 30 de Shakespeare, traduit dans le monde entier, offre lui-même la possibilité de montrer l’appropriation d’une œuvre dans différentes langues. Ecrit initialement en Moyen Anglais, il porte avec lui sur la scène les implications qu’il a eues en Russie, où il a sauvé la vie de Pasternak, il est appris sous nos yeux en Français et déclamé en Portugais, en fin de spectacle, par le dramaturge.
Tiago Rodrigues brouille ici les niveaux de récits pour exposer une mémoire partagée dans l’ici et le maintenant que propose la scène théâtrale. Il donne des voix aux personnages présents sur scène, rejouant certains passages de Fahrenheit 451, raconte des histoires, commente son propre texte, ainsi que les citations qu’il mobilise, les textes de Shakespeare, de Bradbury, de Steiner ou encore de Brodsky. Il est à la fois lecteur, narrateur, personnage, commentateur, acteur, metteur en scène et passe de l’un à l’autre librement. Derrière les références littéraires et les langues mobilisées dans cette pièce, Tiago Rodrigues passe un message qui s’adresse à notre mémoire collective, notre patrimoine. L’apprentissage par cœur, l’intérieur humain est un lieu sûr, intouchable, pour la survie d’une œuvre, d’où cette allusion aux « hommes-livres » de Fahrenheit 451 qui résistent à la destruction du patrimoine culturel par leur apprentissage par cœur d’œuvres littéraires.
À la fin du spectacle, le réel et le fictif se chevauchent totalement : les membres du public présents sur scène ont la même difficulté à se remémorer le poème de Shakespeare en entier que celle qu’a eue Candida, la grand-mère de l’auteur, à le réciter le jour de ces nonante-quatre ans. Tiago Rodrigues rend, au travers de cette pièce, un hommage touchant à Candida, à la littérature et à la mémoire.