Par Amina Gudzevic
Une critique sur le spectacle :
Love is a River / D’après Platonov d’Anton Tchekhov / Mise en scène d’Alexandre Doublet / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 mai / Plus d’infos
Le dernier spectacle d’Alexandre Doublet représente, une heure durant, les quelques secondes qui surviennent juste après le meurtre du héros. Alexandre, Platonov contemporain, gît sur le sol, ou plutôt baigne dans les quelques centimètres d’eau recouvrant la scène. Il est entouré des personnages de la pièce de Tchekhov : sa femme, sa chère amie et maîtresse Anna Petrovna, son amour d’autrefois Sofia Igorovna et son meilleur ami qui est aussi le mari de Sofia. Une sorte de silence règne sur le plateau, où les comédiens ne parlent pas : leurs voix enregistrées nous racontent Alexandre, ce qu’il a été, ce qu’il est devenu et ce qui l’a mené à sa perte. Le temps est suspendu, l’action est ralentie, seuls subsistent les pensées et les souvenirs d’un temps qui sera bientôt déjà oublié.
Love is a river est librement inspiré du Platonov d’Anton Tchekhov. Trois comédiennes et deux comédiens évoluent dans un décor inspiré des indications de la pièce originale : intérieur bourgeois au papier peint fleuri et aux armes à feu suspendues au mur. Le metteur en scène a mis, bout à bout, des répliques des quatre protagonistes, évoluant autour du mort, sous forme de monologues. Il n’a conservé que celles qui évoquent l’absence, ce Platonov qui n’est plus et ce que sa présence avait transformé en eux, du temps de son vivant. Ces phrases deviennent une variation pour l’oreille et permettent d’entrer dans l’esprit et le corps de chacun, de manière chaotique, car dans ces moment-là, la pensée n’est pas linéaire. Cependant, de l’eau leur arrive aux chevilles et là, dans cette gigantesque flaque, baigne Alexandre. Un fusil est noyé non loin de lui, entre les cadavres flottants de bouteilles vides. Les autres sont immobiles, ou presque, les gestes sont décortiqués et d’une lenteur exagérée. Le temps est dilaté ; la notion même du temps, tel qu’on le connaît, tel qu’il nous guide et nous structure, se perd. Ils se déplacent, sans jamais interagir entre eux, d’un bout à l’autre de ce salon bourgeois où la table est dressée et les femmes sont apprêtées. Le meurtre a été commis : on ne sait pas par qui, mais on comprend, petit à petit, pourquoi. Il est permis, au théâtre, de percevoir les ombres, de raconter la mort d’un homme tant aimé une fois qu’il n’est plus là, qu’il ne répond plus. Alors que les personnages ne se touchent pas et ne se parlent pas, leur voix enregistrée, telle la contrainte de leur conscience, nous révèle leur lien et leurs attentes vis-à-vis d’Alexandre. Tour à tour, ces voix s’adressent à ce corps comme pour la dernière fois. Elles parlent d’amour, d’amitié, de trahison et de violence. Cet instant de choc, plongé dans un doux chaos, éveille les sens et la mémoire. Les protagonistes sont happés par la réalité d’une manière surpuissante face à l’irréversible, à ce moment où l’on comprend que plus rien ne sera plus jamais comme avant. Plusieurs rapports s’installent : celui à son propre état de vie, à ce que l’on ressent, à l’écho des mots et à un corps mort. Ces voix sont accompagnées d’une bande sonore qui, par moment, rappelle les battements du cœur, la respiration haletante qu’amène la détresse ou le vide d’un instant qui nous a échappé.
Pourtant, alors que le temps s’est arrêté sur scène pour les personnages, la vie semble suivre son cours à l’extérieur. On retrouve la temporalité de Platonov dans le cycle jour-nuit-jour qui est ici conservé. L’ouverture du spectacle est semblable au lever du jour, qui laisse peu à peu notre œil s’acclimater à la luminosité ambiante. Par un éclairage latéral, la fenêtre et la porte laissent entrer le jour, avant de sombrer à nouveau dans la pénombre. C’est finalement, au petit matin, rythmée par le chant des oiseaux, que la pièce se clôt. On remarquera également l’esthétique recherchée, raffinée et harmonieuse de la scénographie, qui s’oppose violemment au propos du spectacle. Comme si l’horreur du meurtre commis laissait place à quelques secondes de beauté, quelques secondes de souvenirs : un instant à la fois désespéré et lumineux, car profondément humain.
Lorsque chacune des voix s’est exprimée, les corps lents retrouvent leur rythme normal. Les personnages se retrouvent, pour la première fois, ouvrent une bouteille, ne se parlent toujours pas. L’orage gronde dehors, et, pour la première fois, le silence se brise. C’est, à ce moment précis, que tout se termine. Il devient évident que les soixante secondes de la vie des personnages ont duré soixante minutes pour le spectateur. Et qu’une fois leur souffle repris, tout est terminé, c’est une autre histoire.