Conjurer le mal

Par Julia Cela

Une critique sur le texte de la pièce :
La Danse des affranchies / De Latifa Djerbi / Créée en mai 2018 au Théâtre Saint-Gervais, développée dans le cadre de la bourse TEXTES-en-SCÈNES par la Société Suisse des Auteurs / Lansman 2018 / Plus d’infos

© Ariane Arlotti

La pièce de Latifa Djerbi fait le portrait d’une famille tunisienne au moment du décès d’Ayadi, le père, dans le contexte de la révolution de 2010. Les parcours de chacun se rencontrent et s’entrechoquent. Au contact de sa famille, le personnage de Dounia entreprend un chemin vers l’émancipation. La Danse des affranchies est une invitation à remettre en question les injonctions qui entravent la quête de l’identité, qu’elles émanent de notre culture d’origine, de notre culture d’accueil ou du corps social en général.

Même si le titre de la pièce évoque une libération au féminin, le texte de Latifa Djerbi propose une réflexion transversale sur les phénomènes de domination. Il questionne la possibilité de se constituer en sujet, en s’affranchissant de toute tentative de catégorisation. La Danse des affranchies propose une immersion dans un monde constitué avant tout d’individualités sensibles, dont l’être au monde est en constant travail, dans un aller-retour entre culture d’origine, culture d’accueil, rôles de genre et devoir familial.

Le texte est défini comme une « tragi-comédie » et découpé en seize scènes. L’histoire se déroule entre fin 2010 et début 2011 en France, en Tunisie et en Suisse. Le père de famille, Ayadi, vient de mourir. Saïda, la mère, Leïla, fille aînée et Dounia, la fille cadette se retrouvent pour régler les détails du testament. De retour au bled, le personnage de Dounia, émigrée de deuxième génération, fait face aux injustices des lois de successions tunisiennes : l’oncle réclame un dû auquel il ne devrait pas prétendre. Le frère de Dounia et Leïla sera reconnu comme seul héritier de la fortune du père. Les trois femmes de la famille sont exclues de la question de la succession. Un soir, en se disputant avec sa sœur au sujet du statut du père dans la famille, Dounia se blesse et fait la connaissance de Nour, médecin, lesbienne et militante. Engagée dans la révolution tunisienne, la doctoresse lutte contre les articles misogynes de la Constitution. En rencontrant ces femmes révolutionnaires si engagées pour leur cause, Dounia fait enfin la rencontre du féminin auquel elle aspire. Elle manifeste à Tunis à leurs côtés, avant de rentrer en Suisse pour reprendre le cours de sa vie, transformée en profondeur.

La première problématique qui surgit est celle de la place à accorder au féminin. Les trois femmes de la famille ont des postures différentes et leur confrontation fait des étincelles. C’est le personnage de Dounia qui se trouve au centre du conflit. « T’es rentrée dans le moule, un objet de désir pour mâle en chaleur » dit-elle à sa sœur. « Infantilisée, formatée par la mentalité d’ici, une machine à pondre » assène-t-elle à sa mère. Le texte pose la question de la possibilité d’un féminin qui se constitue autrement que par le rejet ou l’adhésion vis-à-vis de la domination masculine. Cette synthèse, qui semblait impossible, est incarnée par le personnage de Nour. La pièce dessine un parcours autour de ces personnages féminins qui se posent ces questions sans pudeur et sans réflexe partisan.

Le thème de la libération dépasse cependant la question des rôles de genre. En posant la question du féminin, Latifa Djerbi se saisit également de la question du statut d’immigré. Le personnage de Dounia, dans l’avant-dernière scène, dit qu’elle est « comme tout le monde [qu’elle] n’aime pas les Arabes », remettant en question la possibilité d’appartenir pleinement à une culture qui méprise les femmes. Le statut d’immigrée, par ailleurs, lui interdit une identification totale à sa culture d’accueil. L’entre-deux dans lequel évolue le personnage, bien qu’inconfortable, semble contenir en puissance la possibilité d’être au monde par d’autres moyens que l’identification à une nation.

La langue directe et sans détours de Latifa Djerbi accentue la franchise des questionnements soulevés par la pièce. Dans chaque scène ou presque, l’interaction entre les personnages se construit sur la base de désaccords et de conflits, verbalisant des positions politiques très diverses. Parce que cette réflexion est embrayée par un accès tout en complexité aux affects des personnages, elle échappe aux attendus politiques pour poser la question de la constitution de l’identité en d’autres termes : l’humour est omniprésent et permet d’extraire la problématique de la domination de la lourdeur tragique qu’on lui prête habituellement. C’est par le rire également que Latifa Djerbi instaure une distance vis-à-vis du matériau autobiographique de la pièce, rendant sa propre expérience partageable. La Danse des affranchies, dans une légèreté éclairée et malicieuse, montre d’autres moyens de se réapproprier son corps, ses racines et son identité, s’affranchissant des frontières géographiques, genrées, symboliques ou culturelles.