Una Costilla Sobre la Mesa : Madre

Una Costilla Sobre la Mesa : Madre

Création et mise en scène d’Angélica Liddell / Théâtre de Vidy / du 27 mars au 6 avril 2019 / Critiques par Lucas Lauth et Julia Cela. 


Donner forme à la douleur

6 avril 2019

© Luca del Pia

Comment faire face à la mort ? Celle de sa mère ? Que faire de toute cette insupportable douleur, celle qui ravage intérieurement ? Le dernier spectacle d’Angélica Liddell s’attaque à une thématique intime et prend la forme d’une tentative de mise à distance de la douleur intérieure. Mais le deuil d’une fille pour sa mère n’est pas le seul élément suggéré. Liddell rend ici hommage à sa mère défunte et questionne les liens entre mort et croyances dans un rapport ambivalent aux traditions chrétiennes. Structurée par l’extrême vieillesse, la mort et l’enterrement de la mère, le spectacle suggère aussi un possible retour à l’équilibre par la maternité, la génération à venir. Une grande richesse émotionnelle envahit la scène : tout ce mal-être rendu visible et audible, accompagné de textes poétiques aux allures d’écriture automatique, est bouleversant.

La douleur intérieure est exposée crûment, à vif. Elle est criée, répétée, imagée et exhibée.

Tout d’abord, il y a le monologue d’Angélica adressé à sa mère, proche du décès. Dans cette profération intense, entrecoupée de coups violents qu’elle se porte à la poitrine, les nombreuses références bibliques accompagnent un discours qui interroge avec véhémence la vieillesse. Par une hystérie extrêmement bien portée à la scène et un texte touchant par l’intimité et l’authenticité qu’il dévoile, le public vit les derniers instants partagés entre une mère impotente et sénile, et sa fille effondrée.

Angélica Liddell et le chanteur et musicien Nino de Elche interprètent ensuite par une alternance de champs lyriques et de cris de lamentations toute la violence du ressenti de la fille, restée seule une fois sa mère décédée. Ils se déplacent entre les six figures drapées présentes sur scène depuis l’ouverture. Le portait de la mère est déposé au bas de la septième forme drapée, non humaine. Des femmes nues sont présentes sur scène. S’ajoutent à ces lamentations les phrases bibliques martelées par Nino de Elche. Il y a ici comme une volonté de pousser la langue à ses limites. Notre mode d’expression et de communication principal, tout comme le texte sacré, sont ici questionnés par les répétitions infinies de certains groupes de mots. Les sons se déforment, se confondent pour ne devenir finalement qu’une masse de plaintes sonores qu’endure le public. Et parfois les mots manquent. Le langage est insuffisant pour exprimer le supplice enduré. Le chanteur n’émet alors que des sons, entrecoupés de crachats et de gémissements.

Quant aux costumes, ils ont une importance capitale dans cette perspective. L’auteure fait ici le choix de rendre hommage à sa mère défunte par un retour aux vêtements traditionnels de sa région d’origine : l’Estrémadure. Le chanteur est le premier comédien à entrer en scène vêtu de la sorte. Vient plus tard une danseuse habillée en vêtements traditionnels de la région qui se meut avec légèreté et s’oppose à la danse saccadée d’un homme drapé de noir, portant un masque. À la fin de la pièce, c’est Angélica Liddell, en venant s’allonger près du portait de sa mère, qui portera de multiples couches de robes traditionnelles de cette région du sud-ouest de l’Espagne.

La performance corporelle est aussi un élément central du spectacle. Angélica Liddell devient « empalaos de vaverde de la vera ». Il s’agit là d’un rite religieux de repentance. Le martyre, sur scène, se fait volontairement lent et intense, accompagné de cris de douleur et d’envolées lyriques. La scène est amplifiée et les sons sont modifiés par de la réverbération et un effet d’écho, ce qui donne une profondeur nouvelle, une sensation d’au-delà. Un homme, sans identité ni expression, visage maquillé et habillé de vêtements traditionnels de l’Estrémadure, ligote Angelica à une poutre. Elle forme une croix et incarne alors cette figure d’« empalaos de vaverde de la vera ». La musique, toujours présente, se fait pesante et de plus en plus forte jusqu’à la limite du supportable. L’éclairage devient incertain. Il prend une teinte cuivrée et, lorsque l’intensité est à son comble, des flashs éblouissent scène et salle. L’atmosphère angoissante s’accentue encore lorsque des émanations de fumée, de bois brûlé, agissent sur notre sens olfactif. Le supplice se fait donc pluri-sensoriel. Nous souffrons en la voyant souffrir.

6 avril 2019


Ceci est le corps de ma mère

6 avril 2019

Par Julia Cela

© Luca del Pia

Angélica Liddell montre le deuil et la perte. C’est le théâtre comme cri, comme chant ou comme incantation pour renverser le cycle naturel et mettre au monde la mère perdue. Una costilla sobre la mesa : Madre est une pièce rituelle qui fait voir la violence inouïe du retour à la terre d’un être cher.

 Comme la lumière à travers les vitraux des cathédrales a pu faire croire aux Chrétiens qu’ils regardaient Dieu dans les yeux, la pièce d’Angélica Liddell peut faire croire aux spectateurs qu’ils regardent le deuil en face. L’immersion est totale et violente. La manière dont la comédienne utilise son corps clame sa douleur. L’imagerie du spectacle, à mi-chemin entre catholicisme et rituels occultes, appelle à la conjuration, au sacré quel qu’il soit, pourvu qu’il ramène la mère à la vie.

Traversées
Le spectacle dessine un chemin de croix à travers la mort, à l’image du personnage principal — Angélica Liddell jouant son propre rôle — qui traverse les couches du deuil. Elle entreprend une longue traversée des territoires de la tristesse. Ce sera son dernier acte de dévotion envers la mère, mais aussi la dernière occasion de lui dire sa révolte. Les moyens mis en place pour représenter ces étapes sont variés. On écoute pendant de longues minutes le chant lancinant d’un pleureur. On voit une silhouette sombre et désarticulée danser une tarentelle macabre et douce à la fois. On voit un personnage sinistre, sorcier ou diable, ficeler solidement la protagoniste à une lourde poutre, les bras en croix. On assiste à une lente procession funèbre et fantomatique.

Quoi qu’il se passe, cependant, la parole est comme un fil d’Ariane à travers le désespoir. Elle est scandée, écrite, pleurée, répétée, hurlée, ou chantée. Le texte est comme une double ligne de vie : il permet au personnage principal de ne pas se perdre dans les méandres de la douleur, et au spectateur de se repérer, malgré la violence de la représentation.

Transsubstantiation
Au fil du spectacle, des saillies dans le sens. Des phrases comme « Tu dois nous livrer tes enfants si tu veux le salut », ou « On ne peut pas tuer une mère morte », précèdent l’apparition, sur scène, d’une femme enceinte. La question de la mise au monde s’établit comme un motif présent dans presque toutes les séquences. À ce premier réseau de sens s’articule par ailleurs l’idée du renversement de l’ordre naturel ou religieux : nombreuses sont les images ou les paroles qui désignent l’hérésie, ou le renversement pur et simple de l’imaginaire catholique. La mère est parfois incarnée par une enfant.

Ces deux réseaux de sens étroitement intriqués semblent pointer le renversement des cycles naturels. On comprend qu’il s’agit de conjurer la mort de la mère en la mettant au monde. Le deuil se donne à voir comme l’enfantement de « celle qui n’a jamais accouché ».  Una costilla sobre la mesa : Madre, c’est l’histoire d’une « folle en ressuscitant une autre », la faisant renaître par l’acte théâtral.

L’expérience du théâtre d’Angélica Liddell fait pénétrer la représentation dans une dimension rituelle qui opère un changement drastique dans les mécanismes de l’immersion fictionnelle. Dans ce dispositif, la volonté ou le devoir de mettre au monde sa propre mère, ne peut, en quelque sorte, qu’opérer. La violence de l’expérience semble clamer que la représentation n’en est pas une : le théâtre est un moyen de redonner corps à la mère.

6 avril 2019

Par Julia Cela


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