Par Lucas Lauth
Une critique sur le spectacle :
Je suis invisible ! / D’après Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare / Mise en scène de Dan Jemmett / Théâtre de Carouge / du 26 mars au 14 avril 2019 / Plus d’infos
Le metteur en scène britannique Dan Jemmett, avec l’aide précieuse de la traductrice Meriam Korichi, propose une adaptation décalée et haute en couleurs du Songe d’une Nuit d’Été de William Shakespeare. Comme chez l’auteur, le langage est ici souple et poétique. La fable shakespearienne se retrouve quant à elle projetée et diffractée dans le temps, entre cabaret et pop culture des années septante, resongée autour d’un bus VW.
Un bus VW Camper. Central, omniprésent. Sur la scène éclairée de vert sombre, il se devine déjà lorsque le public prend place dans la salle. Pour ceux qui se remémorent la pièce de Shakespeare et le mythe de Pyrame et Thisbé une dernière fois avant le début de la représentation, ce tête-à-tête avec le véhicule de la fin du vingtième siècle suscite la curiosité. Lorsque son habitacle s’éclaire, apparaît un personnage de forte corpulence tentant de relancer ce véhicule en panne. Les événements s’enchaînent et orbitent ensuite autour du Camper ; les entrées et sorties des personnages se font par la porte coulissante, les objets les plus divers et étonnants sont sortis de – ou rangés à – l’arrière, des scènes prennent place à l’intérieur même de l’habitacle ou du coffre spacieux, et, surtout, c’est du réservoir à essence que sort le bouquet de pensées, fleurs si rares et précieuses qui donneront l’iconique filtre d’amour appliqué sur les paupières des amants endormis. Les passages musicaux sont eux aussi fortement liés à la présence du véhicule. On ne distingue sur scène aucune sonorisation et aucun musicien. Les sons diffusés durant la pièce sont des hits radio du vingtième siècle, connus de tous et popularisés par l’univers du film américain et les médias. La diffusion de ces hits alterne entre une présence musicale dans l’habitacle uniquement et dans la salle de spectacle, la transition entre ces deux types de diffusion marquant aussi celle d’une scène à l’autre. Il s’agit, on le saisit assez vite, d’un Songe d’une Nuit d’Été décalé, repensé dans le temps et l’espace.
La fable, bien que tout ait évolué autour d’elle, reste identique. Il s’agit toujours de deux couples, d’un côté Lysandre et Hermia, de l’autre Démétrius et Héléna, perdus et éperdus d’amour dans une forêt, des erreurs de Puck, l’esprit malin, des querelles entre Hippolyte et Thésée et d’une troupe de gens du peuple travaillant à répéter la tragédie de Pyrame et Thisbé. Le tour de force réalisé par Dan Jemmett et sa troupe dans cette mise en scène réside en la redynamisation comique et la ré-exploitation poétique de la comédie de Shakespeare.
Dans leur enchaînement, les scènes empruntent à la fois au cabaret et au cinéma de la première partie du vingtième siècle leur côté burlesque. On a ici affaire à plusieurs niveaux de représentations théâtrales. D’abord, comme chez Shakespeare, il y a la troupe d’amateurs s’exerçant au jeu de Pyrame et Thisbé. Ensuite, les chapeaux hauts de forme, la longue robe portée par Titania, les éclairages ronds provenant de projecteurs placés à l’arrière de la scène, les postures et danses de Titania, son fouet lorsqu’elle domine Bottom orné de la tête d’âne, transforment par touches comiques la scène de théâtre en cirque burlesque. Le spectateur de cette mise en scène fait dès lors face à une double re-contextualisation. Le monde des fées, celui d’Oberon et de Titania, burlesque et rythmé de numéros de cirque, et celui des hommes et femmes athéniens, formé d’amants et de mécaniciens, habillés de vêtements à la mode durant les années 1970. Ces deux univers ne cessent de coexister et parfois même se rencontrent au long de la pièce, ce qui ne manque pas de créer des effets comiques et un monde scénique délirant.
Vu sous cet angle, le bus prend ici une autre fonction. En effet, il est aussi le principal objet de friction entre les deux mondes. Un exemple : lorsque Puck interprète son numéro de claquettes, le bus, par son unique présence, est l’élément contrastant. Cette esthétique du contraste est pleinement assumée par Dan Jemmett. Le burlesque déborde, envahit les années septante jusqu’à se retrouver à l’arrière même du VW Camper. Une réussite comique certes, mais aussi poétique ! Ces appositions laissent en effet place à une zone de confusion dont émanent un charme suranné et une féérie shakespearienne réinvestie. Cette présence du spectacle dans le spectacle, du cabaret au théâtre, offre une possibilité à la dimension merveilleuse du monde pensé par Shakespeare de se manifester, de s’exprimer, autrement.