Par Fanny Agostino
Une critique sur le spectacle :
Granma. Les trombones de La Havane / Concept et mise en scène de Stefan Kaegi & Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 28 au 31 mars 2019 / Plus d’infos
Dans le cadre de la cinquième édition du Programme Commun, le metteur en scène Stefan Kaegi signe son retour sur les planches du Théâtre Vidy avec Granma. Les trombones de La Havane. En donnant la parole à la jeune génération cubaine, le membre du collectif Rimini Protokoll exhume l’existence des Cubains et questionne l’héritage d’un passé lourd de conséquence. Dans une démarche pédagogique et ludique, quatre citoyens disent leur histoire et la nécessité de se l’approprier.
Solennel et sommaire, l’espace est dépourvu d’ornement et en impose par son aspect symétrique : au centre de la scène, un pupitre d’orateur. Deux écrans latéraux sont suspendus à cour et jardin dans un format vertical. Ils affichent les drapeaux cubains. En arrière-plan, un écran horizontal allongé donne l’illusion d’une salle de séminaire, en pixélisant des rideaux à la couleur décrépie. En son centre trônent les armoiries cubaines. Estampées d’un écu divisé en six parties, celles-ci évoquent à la fois les paysages exotiques de l’île antillaise, mais également des emblèmes révolutionnaires : sur la pointe d’un bouclier, le bonnet phrygien rouge ou une clé flamboyante en son centre. La simplicité du décor est écrasée par la lourdeur des symboles. Autant de signes avant-coureurs d’un environnement propice à accueillir un discours cadré.
Il est aisé pour le spectateur d’imaginer un officiel en costard-cravate s’avancer et déclamer un discours au ton mesuré. Il n’en sera rien. C’est une jeune femme en baskets, avec des jeans et un haut simple, qui pénètre dans cet espace. Elle s’avance vers la console. En espagnol, elle retrace l’histoire de sa vie à Cuba. Très vite, elle se détache du pupitre, le contourne et s’adresse au public posément, en ponctuant son discours de quelques gestes timides. Milagro a 25 ans, elle est de celle qui porte un regard critique de ce qu’on lui a enseigné sur son pays : « À Cuba, on enseigne que l’histoire est faite de grands héros et de martyrs, que l’histoire avance et se développe de la répression et de l’esclavage à la liberté dans le socialisme. Cette histoire est objective. Je ne pense pas que ce soit comme ça. L’histoire n’est écrite ni par des héros ni par des martyrs. L’histoire est écrite par tous ceux qui la vivent. » Elle explique vouloir enseigner l’histoire à l’université. Elle évoque sa famille, notamment la trajectoire de ses ancêtres, sa grand-mère qui lui a appris à « fermer les jambes et ouvrir les bras » mais aussi à manifester dans les rues de La Havane. Au fur et à mesure de son propos, le drapeau cubain disparaît, laissant place au portrait du Che, avant que celui-ci ne s’efface au profit de la grand-mère de Milagro. Légèrement de profil, sa posture est aussi droite que son regard, fixé en direction de l’objectif. Un regard sans fard, qui tranche avec celle du révolutionnaire argentin se dérobant à l’horizon, comme tourné vers l’Histoire.
Infimes et dérisoires, que pèsent ces trajectoires de vies face aux récits héroïques, à « l’histoire objective » d’un pays bercé par la sanctification d’individualités et d’idéaux socialistes ? Stefan Kaegi ne semble pas mettre en scène des comédiens professionnels, mais quatre jeunes Cubains, issus de classes sociales différentes. La notion de personnage s’efface au profil d’individus. Leur point commun est aussi ce qui les différencie ; ils sont dépositaires d’une histoire moins officielle et prestigieuse qu’il n’y paraît. Ce sont deux hommes et deux femmes, parmi d’autres, qui parcourent leurs histoires familiales respectives, présentées comme véridiques. Le spectateur n’est donc pas le témoin d’une action close sur elle-même, mais assiste à un récit sous forme d’exposé chronologique, des années 1960 à aujourd’hui. Tour à tour, les protagonistes commentent la vie de leurs aïeuls ainsi que la relation qu’ils ont eue avec eux. Si la démarche se veut pédagogique – certaines années bénéficient d’une sorte d’arrêt sur image –, elle est parfois pesante si l’histoire de Cuba n’est pas familière.
Ces différents récits sont accompagnés de photographies, projetées sur l’écran central, qui défilent comme des diapositives. Manière de béquille de la narration, le dispositif visuel contextualise les histoires. Occupant un rôle prépondérant, il sert à illustrer le propos des protagonistes, comme pour convaincre le spectateur qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Un dispositif qui certes documente, mais qui ne laisse que peu de place à l’imagination. Il dévie le regard du spectateur sur les écrans plutôt que sur l’espace scénique. Tous ces documents fonctionnent comme des preuves, comme l’historien qui appuie son discours sur des sources. Par exemple, c’est le cas du grand-père de Christian, l’un des quatre protagonistes. Interviewé et filmé à Cuba par son petit-fils, la vidéo est diffusée sur l’un des deux écrans latéraux. Un dialogue fictionnel s’instaure entre les deux générations.
De ce procédé naît le paradoxe au cœur de la pièce. Christian, Milgrano et les autres sont des passeurs, des conteurs d’une histoire à hauteur d’homme. Chez ces quatre comparses demeure un attachement ainsi qu’un respect profond pour les accomplissements de ceux qui ont vécu la période dite révolutionnaire de Cuba. Cependant, la difficulté, si ce n’est l’impossibilité de s’inscrire pleinement dans la continuité de leur histoire est manifeste. La communication avec leurs parents par le truchement d’un écran vidéo est symptomatique d’une incompréhension, fissure béante entre deux univers. Elle est explicitée par le parcours de cette jeune génération : échec de la carrière militaire pour l’un, dégoût face à une forme de lâcheté et d’acceptation de privilèges pour l’autre… Alors, comment s’emparer de cet héritage ? À ce titre, les objets ont un rôle prépondérant dans la pièce. Parmi eux, la machine à coudre de la grand-mère de Milagro. Mise en marche tour à tour par nos conteurs à l’aide d’une pédale, l’objet déroule une bande de tissu sur laquelle sont brodées les différentes années qui rythment le récit. En même temps qu’elle est actionnée, un son qui rappelle le ronronnement d’une cabine de projection s’enclenche – comme si l’aiguille invisible poinçonnait, perforait cette pellicule-textile. Elle imprime la marque d’une histoire, qui s’imbrique de petites pièces aux formes irrégulières.
La comparaison prend son sens par la perspective cinématographique générée par l’écran principal, diffusant des prises de vues panoramiques de Cuba. Des images d’actualités aux travellings horizontaux filmant les quartiers résidentiels de la ville, tous ces documents sont ponctués par la musique émanant des trombones, joués par les quatre protagonistes. L’instrument, seul vecteur musical de la pièce avec le chant, apparaît comme la clé de voûte de cette transmission de l’histoire. Au-delà de leur nationalité, il réunit les jeunes Cubains. Comme l’appropriation de leur passé, il est l’aboutissement d’un apprentissage qui résulte d’un partage. Une harmonie de voix, une possibilité d’appliquer, sur les images, une bande sonore qui résonne. La musique devient une passerelle, le moyen privilégié de traverser les époques. Permettant un aller-retour entre passé et présent, elle transperce les couches temporelles et attribue un sens à des existences singulières. Les protagonistes se libèrent de l’Histoire dans son acceptation galvaudée. Les trombones sont comme la clé sur l’écusson cubain : sa forme allongée et la symbolique militaire qui peut lui être attribuée en fait l’arme artistique d’une libération, une porte de sortie vers un chemin qui reste à tracer.