Poscriptum

Poscriptum

Création et mise en scène de la Cie Les Diptik et Sky de Sela / CPO d’Ouchy / du 6 au 7 avril 2019 / Critiques par Jade Lambelet et Océane Forster. 


Surmenage de neurones aux Temps Modernes

7 avril 2019

© Julian James Auzan

Le duo comique de la Cie Les Diptik nous plonge dans le quotidien farfelu de deux neurones issus du Centre du Tri du Département des Mémoires. L’humour clownesque et le comique absurde qui naissent de leurs péripéties rendent un brillant hommage aux plus grandes comédies du cinéma burlesque américain du siècle dernier. Outre les gags, sketchs et autres plaisanteries – qu’ils manipulent à la perfection –, les deux acolytes transposent sur scène une poésie inspirée et savamment satirique des fragilités humaines et des angoisses contemporaines. De quoi amuser petits et grands.

Nestor et sa cheffe Brote, deux neurones employés au Centre du Tri du Département des Mémoires, travaillent ensemble sans relâche à l’archivage et à l’assimilation de tous les souvenirs, regrets et autres pensées produites et perçues dans le cerveau d’un individu récemment promu « meilleur écrivain ». Débordés par l’afflux grandissant de cette matière, les deux collègues se questionnent sur la réalité de leur existence, la nécessité de leur fonction et de leur rôle. Malgré les appels impatients de leur supérieur hiérarchique Monsieur Fox, l’humeur parfois nuageuse de l’être humain auquel ils appartiennent et les quelques coupures d’électrons, Brote et Nestor semblent parvenir, tant bien que mal, à s’acquitter de leur devoir. Jusqu’au moment où l’état d’urgence est déclaré : le dysfonctionnement général des tous les départements (de la mémoire, de la volonté, des décisions, des émotions, de l’estime de soi) oblige tous les neurones à se réfugier dans le subconscient afin de procéder à une réinitialisation…

Une muraille de cartons emboîtés à la manière d’un puzzle géant occupe tout l’espace de l’avant-scène jusqu’au plafond. D’emblée, cette imposante construction intrigue : quelle pièce sera extraite en premier sans risquer de faire s’effondrer le tout ? Puis le noir obscurcit l’intégralité de la salle. Doucement, de faibles faisceaux de lumière infiltrent, en de légers clignotements, les espaces laissés vacants par la superposition minutieuse de ces boîtes : l’humain se réveille et le cerveau s’active. Nestor, neurone assistant, surgit du haut de la pile. Après quelques efforts fastidieux pour se débarrasser des cartons qui envahissent l’espace, il est rejoint par la fougueuse et frénétique Brote qui inspecte et énumère chaque recoin de la scène. Salopette, chemise à carreaux, grandes lunettes et ample manteau : les costumes, harmonisés dans un camaïeu de bruns et de gris, font honneur au registre clownesque.

Enchanté par l’exquise alchimie qui se tisse entre ces deux personnages loufoques, le public fait entendre ses éclats de rire qui retentissent durant l’intégralité de la représentation. Sur le modèle d’un Laurel et d’un Hardy, Nestor (David Melendy) et Brote (Céline Rey) détonnent l’un par rapport à l’autre et se caractérisent par les contrastes qui les opposent. Contrastes physiques (de corpulence) et d’expression : béate et flegmatique pour le premier, transportée et explosive pour la seconde. Ils partagent pourtant une profonde maladresse. La balourdise qui accompagne tous leurs faits et gestes est sans doute la première source du rire. Elle est l’élément clef de leurs sketchs, eux-mêmes inspirés des pratiques d’un Chaplin ou d’un Buster Keaton, construits autour des mêmes ressorts comiques d’absurdité, de burlesque et d’ingénuité. Les gags défilent, rebondissent, ils sont efficaces et intelligents. Si la plupart se passent de tout artifice, certains – généralement ceux qui fonctionnent par les mimiques corporelles et physionomiques – sont rythmés et accentués par une musique topique des numéros de clowns (trompettes, accordéons et pianos synthétiseurs). Ils s’appuient tous sur une simplicité de forme (quelques cartons, de vieux téléphones et le tour est joué) et sur la seule corporalité des comédiens dont les prestations sont applaudies aussitôt.

Même si la majorité des gags et plaisanteries peuvent être extraits et rejoués individuellement, une trame narrative et dramatique se noue en arrière fond du spectacle. Dans Poscriptum, la narration – parfois évincée des spectacles de cirque et de leurs prestations clownesques – refait surface car le comique de ces deux neurones débordés par leurs obligations et impuissants face à la quantité de matière à trier qui s’amasse jour après jour, vient signifier la fragilité de la réalité humaine. S’adressant à un public multigénérationnel (là où les adultes se délectent des transpositions entre sens littéral et figuré, les enfants sont émerveillés et largement conquis par l’humour décalé et saugrenu des personnages), le jeu de ces deux clowns est à prendre comme une invitation à rire de la fatigue, de l’angoisse et du surmenage de nos quotidiens. Comme un clin d’œil aux Temps modernes, Nestor et Brote dénoncent en le savourant le ridicule de nos vies.

7 avril 2019


Un duo qui décartonne

7 avril 2019

© Julian James Auzan

Dans leur nouvelle création, Les Diptik proposent un dispositif axé sur le binôme, dans un cadre diégétique à la fois particulièrement concret et tout à fait allégorique, puisqu’ils incarnent cette fois deux fonctionnaires débordés qui se révéleront petit à petit représenter deux neurones chargés d’archiver les souvenirs d’un écrivain.

Sortis tous deux de l’école Dimitri, Céline Rey et David Melendy fondent le duo Les Diptiks pour travailler un théâtre du corps qui revendique un héritage à la fois circassien et clownesque. Hang-up !, leur création précédente, mettait en scène deux personnages accrochés à un portant dont on comprenait petit à petit qu’ils représentaient deux âmes en attente de réincarnation. La cohérence du dispositif scénique et de la trame dramatique conduisait le spectateur à se laisser porter par les pérégrinations de ces créatures errantes et par la diversité des interactions entre deux comédiens aux présences si différentes. David Melendy, grand et décharné, affectionne les personnages flegmatiques et désabusés avec un brin de dépression attendrissant, qui évoque inévitablement les squelettes souriants de Tim Burton. Céline Rey, enceinte durant les deux spectacles, en est l’exact contraire : petite, vive et pleine d’une énergie hilare que sa voix suraiguë accompagne à merveille.

La nouvelle création de ce duo, Poscriptum, propose cette fois-ci une variation sur l’analogie, souvent exploitée au cinéma comme au théâtre, entre la structure du cerveau et celle d’une administration ou d’une entreprise. Comme dans les dispositifs fictionnels sur ce thème – on pense par exemple à Inside-Out, film produit par Pixar en 2015 – l’intrigue se noue en montrant au spectateur comment deux neurones réagissent aux actions et aux émotions de l’humain pour lequel ils « travaillent ». Dans le cas de Poscriptum, une partie de l’action et du comique repose sur l’idée que l’écrivain, comme ces deux employés cérébraux, est débordé et frise le surmenage : c’est qu’il vient de gagner un prix littéraire et qu’on le demande de toutes parts. Cette étrange mise en abîme de l’épuisement au travail donne lieu à quelques situations habiles qui montrent, de façon très concrète, l’analogie et les effets de corrélation entre l’état du sujet humain, et celui des neurones protagonistes. Par exemple, une partie des problèmes rencontrés par les deux neurones vient du fait que leur humain débordé est assailli de crises d’insomnies, alors qu’eux ne peuvent véritablement archiver les souvenirs (leur fonction principale) que dans les phases de sommeil profond.

On ne peut que saluer la maîtrise avec laquelle Rey et Melendy exploitent les possibilités de la petite scène du Centre Pluriculturel d’Ouchy. Dans une esthétique très impersonnelle, qui évoque une administration et une bureaucratie déshumanisantes, sinon totalitaires, une pile de cartons, quelques téléphones et un bureau (lui aussi fait de boîtes de carton) leur suffisent à inventer des espaces et des relations corporelles toujours surprenantes. Le carton est polymorphe, il révèle et dissimule, renferme ou s’ouvre sur des possibles, peut à la fois signifier un rempart ou une brèche. Il est le matériau principal d’un véritable jeu de Jenga d’une heure dix où ces boîtes uniformes pouvant se remplacer les unes les autres évoquent aussi bien les millions de neurones que les millions d’employés perdus dans les bureaucraties aliénantes contemporaines.

À ce titre, la cohérence entre la fiction et la scène de Poscriptum semble parfois illustrer ce que l’anthropologue anarchiste David Graeber appelle « l’utopie des règles », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage dans lequel il démembre méthodiquement les fondements politiques de la bureaucratie. La variation proposée par Les Diptiks fonctionne notamment parce qu’ils exploitent le bureau comme lieu d’aliénation du corps, mais que les corps présents sur scène incarnent en réalité nos esprits contemporains, nos cerveaux surmenés. Lorsque les deux personnages en viennent à s’interroger sur les fondements mêmes de leurs existences, à se demander s’ils travaillent bien pour quelqu’un dans ce système qui leur échappe partiellement, ils semblent faire écho à un sentiment de dépossession de soi-même, sentiment qui guette similairement l’employé indifférencié par des structures qui le dépassent largement.

Pour autant, à l’intérieur du dispositif fictionnel, le travail sur la dualité et la complémentarité des jeux et des personnages paraît plus attendu que dans Hang Up. Dans Poscriptum, la relation entre les deux se construit autour de la seule hiérarchie, où une cheffe intarissable prend le pas sur un fonctionnaire dépossédé d’un droit de parole. A la fin du spectacle, lorsque l’on comprend que l’humain dont ils sont les neurones approche du burn out, la situation enclenche une dramaturgie de l’urgence : Poscriptum s’achève sur une alarme déclenchée par un subconscient dont ils soupçonnaient à peine l’existence. Cette situation finale laissera le spectateur sur une incertitude : l’auteur est-il mort ? Dépressif ? Épuisé ? Si ce choix a l’avantage de rendre incertaine la fin d’un cerveau névrosé par le travail, on pourra sortir déçu de revoir ce trop classique crescendo tendu vers la seule saturation d’un système, sans porte de sortie. Cette dernière scène ne montre ni une explosion finale, ni une décélération. L’absence de véritable dénouement est peut-être le revers de la méthode de travail des Diptiks qui choisissent un thème – ici l’accélération de nos sociétés productivistes – à partir duquel ils composent leur spectacle à partir d’improvisations et de variations écrites en plateau : de ce fait, on ne sort pas plus à la fin qu’au début de la logique accélérationniste.

7 avril 2019


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