Par Sacha Toupance
Une critique sur le spectacle :
VR-I / Chorégraphie et conception de Gilles Jobin et Artanim / Comédie de Genève / du 28 mars au 14 avril 2019 / Plus d’infos
Pour les non-initiés de la réalité virtuelle, VR-I est l’occasion d’une représentation plurielle. Il y a le spectacle, celui du chorégraphe suisse Gilles Jobin, qui propose de multiples danses lentes et martiales, et il y a la représentation du corps des spectateurs, plongés dans cet univers virtuel. Le sujet se voit alors propulsé dans le monde de la représentation et doit lui-même, à l’instar du corps de l’artiste, réfléchir sa position dans l’espace, ses mouvements et sa transfiguration.
La scène est délimitée ; demeurer dans la zone – rectangle au sol couleur béton, de 15m2 environ – relève d’un impératif dont la transgression retire au sujet sa capacité perceptive. Partout autour de lui, des danseurs se meuvent : l’expérience revêt un caractère unique. En effet, dans cette immersion, le sujet est responsable de son expérience : la représentation ne lui est pas donnée dans sa totalité, il lui est donc nécessaire de tourner sur lui-même, de chasser du regard les corps qui dansent. Les choix sont siens ; s’asseoir, se baisser, s’approcher ou non des danseurs virtuels.
Sous-jacente est la question de l’identité. La représentation dure une vingtaine de minutes. Cinq spectateurs sont admis. Cinq personnes qui, une fois le matériel revêtu – capteurs aux mains, aux pieds, casque de réalité virtuelle couvrant yeux et oreilles, un ordinateur au dos -, deviennent autres. C’est le début d’une véritable entreprise de confusion : un micro est intégré au casque, permettant une interaction entre les sujets. Les premiers contacts sont ceux d’une reconnaissance, chacun tentant de savoir qui se cache derrière chaque avatar. Les autres sont transformés et le sujet aussi. Il doit alors se redécouvrir. Etonnements similaires à ceux de l’enfant qui expérimente ses premières sensations : il s’agit de comprendre les modalités de son être-au-monde virtuel. Chacun se regarde, s’observe. On tend le bras ; une peau autre, étrangère, se déploie, réagit à nos mouvements et se fait passer pour nôtre. Certains cèderont, au cours de l’expérience, à la tentation de savoir à quoi ils ressemblent : « Je suis comment ? », « Décris-moi mon visage ». Les genres sont échangés, ainsi que les couleurs de peau, les vêtements. Le rapport à soi devient complexe ; il y a bien dépersonnalisation physique, mais la distance est nulle. Aucune distance n’existe avec le corps étranger. Celui-ci adopte nos mouvements, nos démarches, nos réflexes.
Si la frontière qui sépare les spectateurs des corps dansants paraît d’abord confortable – ce rectangle dont il était question plus tôt – l’égarement redouble lorsque ceux que l’on observait à l’extérieur de cette zone la franchissent pour y entrer. D’abord, un géant enjambe les sujets, puis ce sont des danseurs de même taille, de même nature qui y pénètrent. Le trouble identitaire devient d’autant plus intense lorsqu’on n’a plus les moyens de distinguer quel avatar cache derrière lui une réalité physique.
L’espace ne cesse de changer ; d’abord dans une grotte, puis au milieu de ce qui semble être un canyon ; dans une vaste et moderne villa, au sommet du même canyon ; au bas de son autre versant, au milieu d’un parc urbain, entouré par la ville pour finalement retourner dans la grotte. Le sujet ne cesse d’être en découverte et expérimentation spatiale. Autour de lui, les cadres proposés par l’expérience sont riches. Les plaines du canyon paraissent infinies, la vue est imprenable depuis les baies vitrées de la maison judicieusement située au sommet de tout. Le jardin passionne par ce qu’il dégage de serein. Ces changements d’espace ont pour effet de modifier constamment leur perception par les spectateurs.
Le sujet, désorienté dans son identité et déconcerté dans son rapport à l’espace, est en constante réévaluation. Si bien qu’il ne faut pas s’étonner que l’expérience paraisse ne durer qu’une poignée de minutes. C’est que l’immersion fonctionne. L’envie de découverte et d’expérimentation est brûlante.