Par Amina Gudzevic
Une critique sur le spectacle :
Retour à Reims / D’après le texte de Didier Eribon / Mise en scène de Thomas Ostermeier / Théâtre de Vidy / du 28 mai au 15 juin 2019 / Plus d’infos
Dans un studio d’enregistrement, une comédienne prête sa voix à la réalisation d’un film documentaire basé sur « l’essai d’auto-analyse » de Didier Eribon : Retour à Reims. Un écran projette les images de ce documentaire. Dans cet espace immuable, les trois comédiens évoluent au rythme des prises de son qui, finalement, effacent la frontière entre le passé et le présent, lorsque leurs propres récits se mêlent à la prose de Didier Eribon.
Dans Retour à Reims, Thomas Ostermeier actualise la pensée de Didier Eribon en la confrontant directement au contexte politique et social d’aujourd’hui. Dans un studio d’enregistrement, dont les canapés en velours vert et la moquette rappellent les années septante, Catherine, une comédienne, s’installe devant un micro se trouvant au milieu de la scène. Dans la cabine d’enregistrement, installée au fond, à cour, se trouvent Paul, le réalisateur du documentaire et Tony, le propriétaire du studio. Les prises sont interrompues à de nombreuses reprises, soit par les indications de Paul, soit par une réaction de Catherine portant sur certains choix effectués par le réalisateur. Dans son livre, Dider Eribon narre ses retrouvailles avec sa famille et sa ville natale, qu’il a quittées lorsqu’il est parti construire une carrière d’intellectuel à Paris, trente ans auparavant. Il avait ainsi laissé derrière lui non seulement son village natal et son homophobie ambiante, mais encore et surtout un père, issu de la classe ouvrière, qu’il n’a « jamais aimé ». En se confrontant à son passé, Didier Eribon érige une réflexion autour de la société d’aujourd’hui : le fossé entre les classes sociales et, en particulier, la classe ouvrière qui, auparavant communiste, se rallie aujourd’hui à l’extrême droite et au Front National.
Au fur et à mesure que le doublage avance, les interactions entre Catherine et Paul se font de plus en plus fréquentes. Ils se questionnent à tour de rôle au sujet de la société dans laquelle on évolue actuellement. Théorie du complot, gilets jaunes, infiltration de l’extrême droite dans les manifestations, des multinationales ayant une influence considérable sur la politique, lutte de pouvoir et lutte de classes sont autant de thèmes abordés sur la scène, en écho à la vidéo. Cette mise en scène entremêle le jeu aux images filmées. L’alternance des deux dispositifs offre au spectateur de se distancer de l’œuvre de Didier Eribon, dont la place est pourtant centrale dans ce spectacle. Tout en nous livrant plusieurs extraits du livre, la mise en scène offre au public un espace de réflexion commun sur l’évolution de la classe ouvrière jusqu’à aujourd’hui.
En parallèle des confessions de Didier Eribon, se glissent en effet, peu à peu, celles des comédiens. Catherine, Paul et Tony questionnent leur rapport à l’art et le rapport de l’art au monde. Par exemple, ce documentaire est-il un acte suffisamment engagé ? Paul et Catherine se demandent également s’il ne faudrait pas en faire « plus » avant qu’il ne soit trop tard. La question de la dignité et du devoir de mémoire, à propos des soldats africains ayant participé à la Libération de la France, clos le spectacle par l’intervention de Tony, dont le grand-père faisait partie des soldats envoyés au front combattre auprès des troupes françaises lors de la Seconde Guerre mondiale. Suite au phénomène de blanchiment des troupes — de Gaulle, qui ne souhaitait pas associer les hommes noirs à la Libération, a fait retirer des défilés les « Tirailleurs Sénégalais » pour les remplacer par de jeunes soldats blancs —, un besoin de reconnaissance de cette « force noire » demeure.
Thomas Ostermeier mêle habilement politique, enjeux artistiques et sociaux dans un spectacle aux allures de sitcom : récurrence du lieu, diction parfois exagérée et humour répétitif. En nous confrontant au passé, le metteur en scène questionne le présent et l’Histoire en devenir. Cette forme de théâtre documentaire nous emmène à la fois dans la mémoire de chacun et dans la mémoire de toutes et tous.