Par Ivan Garcia
Une critique sur le spectacle :
Je suis invisible ! / D’après Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare / Mise en scène de Dan Jemmett / Théâtre de Carouge / du 26 mars au 14 avril 2019 / Plus d’infos
Des mises en scène de Shakespeare, il y en a moult ces dernières saisons. Avec Je suis invisible !, le metteur en scène britannique Dan Jemmett livre une interprétation colorée du Songe d’une nuit d’été, qui transpose la fable dans un univers mêlant féérie, rêveries et mécanique, ce qui séduit petits et grands.
Dans La Cuisine du Théâtre de Carouge, en cette nuit de printemps, la salle est complète pour la première. Imaginons, un instant, qu’une compagnie se risque à combiner une comédie de Shakespeare (Le Songe d’une nuit d’été) avec Alice au pays des Merveilles et My Little Chickadee (film américain portant sur un couple qui sème le chaos dans une ville des Etats-Unis) ; Je suis invisible ! pourrait être considéré comme le rejeton candide de ce trouple.
La fable est, de la majorité, bien connue mais bien complexe : Thésée, le duc d’Athènes (selon la traduction réalisée par Mériam Korichi) organise les préparatifs pour ses noces. Au même moment, Hermia, une jeune athénienne, repousse Démetrius, le jeune homme avec qui elle doit se fiancer, car elle est amoureuse d’un autre homme, Lysandre. Démetrius est d’ailleurs lui-même poursuivi, sans relâche, par une jeune femme qu’il honnit : Hélène. Alors que les quatre jeunes gens se querellent et que le duc célèbre, une troupe de comédiens, sous l’égide du metteur en scène improvisé Peter Quince, prépare un spectacle pour les noces de Thésée. Mais pendant ce temps, Obéron et Titania, roi et reine des fées, sont en conflit. C’est alors que le sympathique Puck, fidèle serviteur d’Obéron, va – par quelques maladresses comiques – entraîner tous ces personnages, humains et non-humains, dans une folle nuit d’été semblable à un songe… Dans l’ensemble, la mise en scène reprend la majeure partie du texte de Shakespeare mais se permet quelques libertés bienvenues qui gardent tout l’esprit onirique et comique du sujet. Les avatars de la modernité (la voiture, la radio, les mécaniciens) coexistent avec le monde des fées et l’antique Athènes.
La cité d’Athènes, la forêt et le royaume des fées possèdent chacun leur atmosphère particulière et leur éclairage. Sur le plateau, tout est rythmé par les entrées et sorties extravagantes des personnages ; sur scène, des sortes de cloisons brunes délimitent l’espace sur lequel ils peuvent se déplacer. Entre l’avant-scène et l’arrière-scène, une zone restreinte, en forme d’arc de cercle, représente d’une certaine façon une frontière mythique entre deux mondes. Au centre de l’espace se trouve un vieux van rouge recouvert de moisissures et de lichens. Il sert de porte d’entrée et de sortie aux personnages, ce qui ajoute une touche d’imprévu et de magie à l’atmosphère de la pièce. Ainsi, parfois, les comédiens traversent le plateau, afin de sortir sur les côtés, tandis que d’autres fois, ils s’enfuient à travers le van. Le véhicule évoque un road-movie américain et possède donc aussi une fonction symbolique. Cette utilisation d’un objet mouvant au sein duquel sont cachés des personnages, qui effectuent ainsi leurs entrées ou sorties, n’est pas sans rappeler le style d’un certain Omar Porras, dont la plupart des mises en scènes comportent des petites maisonnettes sur roulettes cachant des personnages, et avec lequel Dan Jemmett avait collaboré, l’an dernier, sur La Dernière Bande de Samuel Beckett.
On trouve également des éléments tirés de l’univers du cirque tels que la scène du petit Fakir ou du show de dressage de Bottom, transformé en âne, par Titania, et qui inscrivent ainsi la pièce dans le registre du burlesque. L’adaptation joue sur une certaine excentricité dans un décor qui alterne entre des couleurs vives , notamment ce rouge écarlate, et des costumes qui rappelent la mode victorienne. L’accoutrement des comédiens relève aussi d’une certaine hybridité ; en effet, les personnages sont vêtus dans un style évoquant l’esthétique du film Alice au pays des merveilles de Tim Burton. Obéron est en queue de pie et Puck en chapeau haut-de-forme. Quant aux costumes contemporains des nôtres que portent Lysandre, vêtu d’un anorak bleu et d’un jeans, et Démétrius, avec une chemise et un pantalon, ils provoquent un contraste entre le monde des fées et le monde des humains, le monde de l’extraordinaire et celui de l’ordinaire. Cependant, les personnages les plus curieux, potentiellement entre les deux mondes, restent la troupe de comédiens amateurs. Dans la transposition effectuée par Dan Jemmett, ceux-ci sont des mécaniciens et viennent sur le plateau avec leur salopette bleu et leur casquette de mécanicien. Une connexion sympathique se crée entre le public et cette troupe improvisée, puisque ces personnages, issus du milieu populaire et venant donc contraster avec les autres, se livrent volontiers à des tirades comiques ou à des actions plus quotidiennes telles qu’un pique-nique avant l’une de leurs répétitions ou encore une sorte de brainstorming, afin de concevoir les rôles convenant à leurs incarnations dans leur future pièce.
Le metteur en scène joue avec brio sur l’idée de brouiller les frontières entre la fiction et la réalité ; en effet, à plusieurs reprises, il fait coïncider l’univers de la pièce et le monde réel où se déroule le spectacle. A ce stade, les spectateurs confondent personnages et comédiens ; l’illusion magique de la représentation – conciliant les deux mondes – opère. Ainsi le public applaudit-il le personnage de Bottom après que celui-ci a fait une belle prestation au sein de la pièce dans la pièce et Puck, descendu au sein du public, happe l’un des spectateurs dans l’univers fictif en l’enlaçant. Pour (re)mettre Shakespeare au goût du jour, Dan Jemmett fait le choix de sortir d’un registre exclusivement cantonné à un seul genre (la tragédie ou la comédie) et élabore une hybridité qui combine les différents éléments des deux genres. Le metteur en scène fait aussi le choix de substituer à certains passages textuels des performances physiques (pantomime) ou de la musique, ce qui n’atteint en rien l’intelligibilité des actions ; et cela est – visiblement – très apprécié par le public qui – pour la grande majorité – connaît déjà la fable et peut ainsi se délecter de ces variations. S’il y a bien un élément qui contribue aussi à créer l’effet «passe-muraille» de la fiction, c’est bien la musique, notamment celle qui semble, lorsque le volume est bas, être diffusée depuis la radio du van : puis se diffuser en volume moyen lorsqu’un personnage ouvre la vitre de la voiture, elle sort de l’habitacle du véhicule et se propage sur scène, puis au-delà, en volume fort, dans l’univers non-fictionnel en venant intégrer des mélodies contemporaines en anglais – comme une chanson de Grandmaster Flash – à la comédie shakespearienne.
Avec Je suis invisible ! Dan Jemmett livre une mise en scène qui a tout pour plaire en injectant à la source son propre univers fantaisiste, et en faisant émerger du texte de l’invisible Shakespeare un fourmillement coloré.