Par Julia Cela
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Imposture posthume / Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Plus d’infos
Je descends les marches. L’escalier est taillé à même la roche. J’entends le son de gouttes d’eau qui s’écrasent au sol et l’écho. De l’eau suinte des minuscules interstices dans les parois et je m’arrête un instant pour approcher mon visage de l’une de ces toutes petites fentes. Les deux bords de l’interstice sont couverts de minuscules pierres lumineuses. Chacune d’elles murmure et j’entends leur timide litanie :
« L’autre jour papi a mangé une salade. Quand j’ai regardé dans son bol j’ai vu des plumes de corbeau. Mon papi mangeait des plumes de corbeaux avec de belles baguettes japonaises, laquées et très fines. J’avais presque l’impression de les entendre crier leur détresse à chaque bouchée :
– Oh non mais par pitié ne me mangez pas, si vous saviez tout ce que j’ai vu, moi ! je me rappelle notamment super bien le goût qu’a l’air en Afrique du Sud. Je vous jure que c’est vrai ! C’est que mon hôte était en réalité le seul corbeau absolument pas sédentaire de son temps. Je suis le seul corbeau qui sait pourquoi le vin d’Afrique du Sud est trop sucré et pourquoi le rooibos a ce goût de vanille. C’est parce que ça flotte dans l’air, je me rappelle glisser à travers des effluves sucrés. D’autres fois ça sentait la mer.
J’ai pensé que je rêvais que ce n’était pas possible, d’une part que mon papi soit en train de manger des plumes d’oiseau, et d’autre part, que les plumes prennent la parole, pour faire leur petit plaidoyer frémissant. Alors j’ai passé le reste du repas à regarder les quelques plumes qui s’envolaient de son bol, chassée par l’expiration de mon papi alors qu’il mâchait bruyamment. Le bruit d’une plume mouillée c’est si léger, et en même temps c’est vraiment atroce. »
Ou encore :
« Je suis cristallier de métier. Je descends en ville une fois par année pour vendre ma récolte de l’année. Le reste du temps je parcours les Alpes. C’est un travail qui vous fait un œil. Je m’explique. Aucun problème pour trouver de quoi me nourrir quand je marche en montagne. Je suis extrêmement bien habitué à mener mon œil là où il faut pour qu’il trouve, consécutivement à des échelles bien différentes. De loin, je laisse glisser mon regard sur une paroi jusqu’à repérer un myrtillier. Je me rapproche en le fixant pour ne surtout pas perdre de vue mon butin. Une fois devant le buisson, c’est le même travail à une autre échelle. Je laisse glisser, je laisse glisser, je laisse glisser jusqu’au petit fruit le plus brillant. Je ne le quitte pas des yeux jusqu’à le sentir entre mon pouce et mon index. Je serre et je le porte à ma bouche. Je procède de la même manière pour trouver le quartz prase, mon préféré. C’est une petite pierre curieuse. Quand on la cogne avec un petit objet dur, elle émet un son merveilleux. C’est comme un chant minuscule, avec une sublime voix de contre-alto :
– L’amour est un oiseau rebelle. Que nul ne peut apprivoiser. Et c’est bien en vain qu’on l’appelle. S’il lui convient de refuser. Ma solitude m’assassine et je, je dois le confesser, j’y crois encore, j’y crois encore.
C’est amusant. Quand j’y pense, je procède exactement dans la même manière quand je cherche à trouver une femme qui me plaît dans le paysage d’un café. J’ai un certain goût pour les voix graves. »
Je décolle mon visage de la fente. Je fixe encore un instant les petites pierres vertes et lumineuse et je poursuis ma route. En bas de la volée de marche, un cordon barre le passage. Je l’enjambe et pénètre dans la caverne. Des milliers de fissures, remplies de pierres brillantes, jettent une lumière mouvante et bleuâtre sur l’homme au centre de la cave. Il est debout, les mains posées sur une sorte de pupitre que lui fait la pierre. Un oiseau perché sur son épaule, croasse doucement :
« S’observe depuis quelques années un phénomène tout à fait exceptionnel. En Roumanie, des pierres poussent à un rythme qui rend impossible leur observation. Les immense concrétions, rondes et lisses ont envahi les jardins et les parcs publics. Impossible d’expliquer géologiquement la rapidité du phénomène. Tout ce dont les habitants et experts sont certains, pour le moment, c’est que ces pierres produisent du son :
– pv zk bschk pv zk pv bschk zk pv zk bschk pv zk pv bschk zk bschk pv bschk bschk pv kkkkkkkkkk bschk
Coprésence infiniment surprenante d’un phénomène géologique jamais observé et d’enchaînements sonores s’apparentant à la performance de MB14 aux championnats du monde de beatbox en 2018. »
L’oiseau s’est interrompu pour s’envoler à l’autre bout de la pièce, où est déposé un bol rempli de baies. Entre deux bouchées brusques, il lève son bec vers moi :
« Le concert va commencer ».
L’homme lève ses mains, une expression d’intense concentration sur le visage. Il les dépose à plat sur le pupitre de pierre. Le chant s’élève. Des archives sonores d’entre le paléocène et l’anthropocène supérieur. J’écoute s’élever dans l’air des centaines de témoignages, simultanés, cruciaux ou anodins, monologues intérieurs ou proférés. J’entends le bruit que fit le premier dinosaure qui un jour trébucha. J’entends le son que produit la chaussette de ma première amante lorsqu’elle la retire de son pied. Je regarde les mains de l’homme extraire les sons de la roche par frottement. La paume qui effleure les aspérités semble à la fois attirer et projeter le son. J’entends certains de mes propres souvenirs :
« Et toujours des croassements sur le fonds de nos conversations. Je m’en rappelle parce qu’on s’est séparés cette automne-là, il y avait des corbeaux partout, qui chantaient :
– L’amour est un oiseau rebelle.
C’était une rupture d’un commun accord, élégante et tacite. »
C’est à ce concert que tout a commencé. J’ai commencé à m’intéresser à l’archéologie de la musique et des sons. Parmi toutes les découvertes de ce jour-là, une, à valeur de récit de vocation. C’était une archive sur les pratiques musicale patrimoniales. Fascinant. C’est justement ça qui m’a donné envie d’apprendre le chant lyrique comme on le pratiquait dans les années 2000.