Par Julia Cela
Une critique sur le spectacle :
Una Costilla Sobre la Mesa : Madre / Création et mise en scène d’Angélica Liddell / Théâtre de Vidy / du 27 mars au 6 avril 2019 / Plus d’infos
Angélica Liddell montre le deuil et la perte. C’est le théâtre comme cri, comme chant ou comme incantation pour renverser le cycle naturel et mettre au monde la mère perdue. Una costilla sobre la mesa : Madre est une pièce rituelle qui fait voir la violence inouïe du retour à la terre d’un être cher.
Comme la lumière à travers les vitraux des cathédrales a pu faire croire aux Chrétiens qu’ils regardaient Dieu dans les yeux, la pièce d’Angélica Liddell peut faire croire aux spectateurs qu’ils regardent le deuil en face. L’immersion est totale et violente. La manière dont la comédienne utilise son corps clame sa douleur. L’imagerie du spectacle, à mi-chemin entre catholicisme et rituels occultes, appelle à la conjuration, au sacré quel qu’il soit, pourvu qu’il ramène la mère à la vie.
Traversées
Le spectacle dessine un chemin de croix à travers la mort, à l’image du personnage principal — Angélica Liddell jouant son propre rôle — qui traverse les couches du deuil. Elle entreprend une longue traversée des territoires de la tristesse. Ce sera son dernier acte de dévotion envers la mère, mais aussi la dernière occasion de lui dire sa révolte. Les moyens mis en place pour représenter ces étapes sont variés. On écoute pendant de longues minutes le chant lancinant d’un pleureur. On voit une silhouette sombre et désarticulée danser une tarentelle macabre et douce à la fois. On voit un personnage sinistre, sorcier ou diable, ficeler solidement la protagoniste à une lourde poutre, les bras en croix. On assiste à une lente procession funèbre et fantomatique.
Quoi qu’il se passe, cependant, la parole est comme un fil d’Ariane à travers le désespoir. Elle est scandée, écrite, pleurée, répétée, hurlée, ou chantée. Le texte est comme une double ligne de vie : il permet au personnage principal de ne pas se perdre dans les méandres de la douleur, et au spectateur de se repérer, malgré la violence de la représentation.
Transsubstantiation
Au fil du spectacle, des saillies dans le sens. Des phrases comme « Tu dois nous livrer tes enfants si tu veux le salut », ou « On ne peut pas tuer une mère morte », précèdent l’apparition, sur scène, d’une femme enceinte. La question de la mise au monde s’établit comme un motif présent dans presque toutes les séquences. À ce premier réseau de sens s’articule par ailleurs l’idée du renversement de l’ordre naturel ou religieux : nombreuses sont les images ou les paroles qui désignent l’hérésie, ou le renversement pur et simple de l’imaginaire catholique. La mère est parfois incarnée par une enfant.
Ces deux réseaux de sens étroitement intriqués semblent pointer le renversement des cycles naturels. On comprend qu’il s’agit de conjurer la mort de la mère en la mettant au monde. Le deuil se donne à voir comme l’enfantement de « celle qui n’a jamais accouché ». Una costilla sobre la mesa : Madre, c’est l’histoire d’une « folle en ressuscitant une autre », la faisant renaître par l’acte théâtral.
L’expérience du théâtre d’Angélica Liddell fait pénétrer la représentation dans une dimension rituelle qui opère un changement drastique dans les mécanismes de l’immersion fictionnelle. Dans ce dispositif, la volonté ou le devoir de mettre au monde sa propre mère, ne peut, en quelque sorte, qu’opérer. La violence de l’expérience semble clamer que la représentation n’en est pas une : le théâtre est un moyen de redonner corps à la mère.