Maintaining Stranger

Maintaining Stranger

Texte de Jen Rosenblit / Création et mise en scène de Simone Aughterlony / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 4 au 7 avril 2019 / Critiques par Noé Maggetti et Julia Cela.


La musique des corps

7 avril 2019

© Jorge León

Maintaining Stranger, le dernier spectacle de la performeuse et chorégraphe zurichoise Simone Aughterlony, est joué à l’Arsenic dans le cadre du festival Programme Commun. Une expérience musicale et scénique mettant la corporalité au premier plan, qui satisfera pleinement les amateurs et amatrices de performance et de musique contemporaine.

Le spectacle ne s’articule pas autour d’un récit, mais d’un lieu. La scène accueille plusieurs blocs de plastique aux formes diverses imitant la pierre, intégrant des cuves transparentes remplies de différentes matières : eau, sable, fumée. Au milieu de ces îlots rocheux, six comédien.ne.s évoluent, proposant un spectacle oscillant entre chorégraphie et théâtre. Les liens qu’entretiennent ces personnages sont insaisissables, mais leur co-présence scénique donne lieu à une série de performances exécutées seul.e ou à plusieurs, de façon simultanée. Où que le regard se dirige, il tombe sur une saynète parfois grotesque, parfois sensuelle, mettant systématiquement en avant le corps humain dans toute son étrangeté : dans un coin, une comédienne rase les poils pubiens d’une autre, le regard dans le vague ; plus tard, un homme plonge tout entier dans la cuve aquatique ; ailleurs, quelqu’un, entièrement nu, semble tenter de fusionner avec l’un des blocs de pierre. Ces performances diverses sont soutenues par des textes qui construisent un propos sur le corps, puis sur le rapport entre celui-ci et la terre, représentée par le décor. Les textes, dits en anglais, contribuent à valoriser le lieu mystérieux et désertique accueillant les corps de chacun.e en leur permettant de s’épanouir pleinement dans leur différence. Ces scènes s’enchevêtrent et se succèdent dans un spectacle au rythme surprenant, proposant une alternance entre des séquences lentes, volontairement accompagnées d’une certaine lourdeur, et des passages survoltés, soutenus par une musique intense, révélant le potentiel jouissif du chaos organisé.

La dimension chorégraphiée de ces performances est essentielle : le spectacle, d’abord soutenu par une musique discrète, répétitive et intégrant des sons « parasites », accorde par la suite une place de choix à des séquences musicales très immersives, durant lesquelles les corps se meuvent de façon absurde, presque comique, et parfois gracieuse. De ce fait, le spectacle est également une performance musicale : toute la musique est en effet jouée et/ou diffusée sous les yeux du public par un comédien assis devant l’un des blocs et équipé d’ordinateurs, d’un micro, d’une batterie et d’une guitare. À partir de ce dispositif, cet homme structure musicalement le spectacle en diffusant de la musique électronique, en y ajoutant des bruitages, mais également en jouant soudain un accompagnement instrumental permettant à l’un des personnages de se saisir du micro et de proposer une séquence chantée, accompagnée par les mouvements des corps désarticulés des autres protagonistes. Le spectacle est ainsi une expérience aussi visuelle qu’auditive, également renforcée par un traitement particulier des odeurs, notamment par le biais de la cigarette fumée sur scène par une femme – la metteuse en scène elle-même –, ou via le produit distillé dans l’air par un homme mimant le nettoyage des cuves.

Outre ces stimulations diverses qui invitent le public à rester actif, se manifeste une volonté d’intégrer partiellement celui-ci à la performance. Les comédien.ne.s s’adressent en effet aux spectateurs et spectatrices dès leur entrée dans la salle, par exemple en demandant individuellement aux personnes consultant leur téléphone de les éteindre. Par la suite, le public est entièrement éclairé durant une bonne partie du spectacle, alors que les comédien.ne.s mettent en place un rapport particulier à l’instance spectatorielle : parfois, les phrases que lancent les protagonistes lui sont adressées, sans qu’aucune réponse ne soit attendue. Le public se retrouve ainsi intégré à la performance, sans pour autant y prendre totalement part ; ces adresses ont surtout pour fonction de rappeler aux spectateurs et spectatrices leur statut d’observateur.rice.s, face à cette performance pleine de surprises qui ne peut pas laisser indifférent.e.

7 avril 2019


Dangerous eyes

7 avril 2019

Par Julia Cela

© Jorge León

Un no man’s land rocailleux. Cinq personnages aux contours flous. Des dialogues dont on ne se souviendra pas longtemps. Dans Maintaining Stranger tout paraît temporaire. Les liens que l’on voit se tisser entre les personnages n’existent qu’ici et maintenant.

Sur scène, des éléments architecturaux évoquent des blocs rocheux. Dans certaines des structures sont insérés de l’eau, de la fumée ou du sable. Niché au creux d’un rocher dans un coin de la scène, le musicien Hahn Rowe boucle le son de tuyaux, de guitare ou de morceaux de métal, qui s’agencent en rythmes planants et atmosphériques. La musique sera le seul élément constant du spectacle, le fil rouge au milieu des échanges flottants entre les cinq personnages.

Étrangeté par diffraction
Ces derniers sont étrangement dépareillés : survêtement 90’s, bottes de cow-boy, vêtement androgyne à la ligne racée, jeans larges, bodys serrés. Leur seul point commun semble être leur nonchalance. Tous errent sur le plateau, sans pourtant sembler étonnés de n’avoir aucun but. Une conversation, soudain, éclaire sous un autre jours cette diversité. Un personnage explique à son interlocuteur sa manière de considérer séparément les parties du corps d’autres êtres humains. Il faudrait pouvoir les considérer séparément sans pour autant souhaiter reconstituer un corps nouveau à partir des pièces détachées.

On comprend qu’il en va de même de Maintaining Stranger. On assiste à la monstration de pièces détachées, qui résonnent les unes avec les autres par leur co-présence au sein du spectacle. Les différentes séquences se saisissent thématiquement de l’étrangeté provoquée par le constat de cette disjonction. Les parties chantées ou dansées représentent particulièrement bien cet effet : tous les personnages suivent une partition qui leur est propre. Ils ne se rencontrent qu’à de rares occasions semblant souvent fortuites.

Un spectacle pluridisciplinaire
La musique souligne tout en déjouant la diversité des scènes. Toujours présente, elle crée un effet de liaison. Cette évolution peut être douce ou radicale, accentuant ainsi l’étrangeté provoquée par la dimension composite du spectacle. Les atmosphères créées en direct passent de l’accompagnement d’ambiance éthéré à des sons rock ou techno plus puissants. Se succèdent ainsi des boucles de sons abstraits, une performance chantée par Mathias Riggenberg, un morceau plutôt rock interprété par Hahn Rowe ou encore, en accompagnement des séquences dansées, de la musique électro rappelant l’eurodance.

La danse intervient à divers moments du spectacle, venant appuyer les parcours individuels des personnages. Chacun d’entre eux entretient un univers physique qui lui est propre, créant un effet de foisonnement multipliant les foyers d’attention. Ceci provoque de nombreux effets de surprise. Alors que notre attention se portait sur un danseur à une extrémité du plateau, on entend un bruit d’éclaboussure : c’est l’un des personnages qui s’est laissé tomber dans une vasque remplie d’eau installée au sommet de l’un des éléments rocheux.

Suspension
Les scènes ne se succèdent pas selon un principe logique ou narratif, mais elles pointent toutes explicitement l’étrangeté des corps et de leur rencontre. La représentation crée un sentiment de constante distraction pour les spectateurs, invités à regarder des corps interagir entre eux ainsi qu’avec leur environnement. Un instant suspendu, dans un univers sans âge, où le temps n’a plus cours et où tout coexiste.

7 avril 2019

Par Julia Cela


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