L’élasticité du désespoir

Par Brice Torriani

Une critique sur le spectacle :
La marquise d’O / Texte de Heinrich von Kleist / Mise en scène de Nathalie Sandoz / La Grange de Dorigny / du 14 au 17 mars 2019 / Plus d’infos

© Benjamin Visinand

Après s’être produite au Théâtre Populaire Romand – coproducteur du spectacle – La Cie de Facto porte à la scène l’un des plus grands succès d’Heinrich von Kleist dans l’envoûtante salle de Dorigny. Dans l’exercice périlleux de traduire l’univers de l’un des plus fascinants dramaturges du romantisme allemand, Nathalie Sandoz maintient avec habileté un cap qui en aurait fait chavirer plus d’un : celui de faire naviguer la pièce entre tragédie et comédie, tout en évitant les écueils du pathétique et du grotesque. Une maîtrise de l’ambivalence, une danse élastique où l’horreur et le désespoir se diluent dans un humour subtil et une virevoltante sensualité.

Un capharnaüm de métal ; de solides blocs érigés ça et là sur scène, massifs ; et des corps sans vie qui s’éveillent en soubresauts. La scène introductive donne le tournis. On ne sait où diriger le regard. Des projections de textes masquent les comédiens qui se débattent pour exister dans ce décor oppressant. Dans une pénombre glaçante, ils semblent fondre, flasques et pétrifiés comme dans un tableau de Dürrenmatt. L’ambiance est épileptique. En un éclair, le spectacle retourne nos esprits en nous livrant les clés de l’intrigue par une chorégraphie explosive. Le reste ne sera que résolution. Une magistrale et angoissante résolution.

L’histoire gravite autour de Giulietta, femme de caractère, prisonnière des conventions, de la bienséance, perdue dans un mystère insoluble. Une géante d’argile au milieu de poupées de cire. Elle s’émancipe, se renforce, se libère, du moins en apparence. Kleist dépeint un Bildungsroman qui se dégonfle. Si l’on croit en premier lieu à l’émancipation de l’héroïne, force est de constater que ce n’est qu’une impression de façade. Le dit s’oppose au montré. La révélation finale, bien qu’horrifique s’énonce avec le sourire, un sourire pétrifié qui change la photo de mariage de la marquise, en une fresque déchirée par des problèmes qui sont tus. La virtuosité du travail présenté réside dans la construction de cet écran de fumée, dans la cynique ambivalence entre le ton, léger et positiviste, et une intrigue de fond grave et lugubre.

La marquise d’O est une tragédie dont on rit, sans se moquer. On se laisse prendre à l’apparente légèreté des personnages, dont les comédiens dévoilent la façade et l’envers. Ils attendrissent dans la pitié, se montrent ridicules dans le tragique. Tout comme dans la Famille Schroffenstein, autre œuvre de Kleist présentée récemment sur les scènes romandes, la tragédie tourne à la farce. Et si grotesques que soient les mécanismes utilisés – grimaces clownesques, poursuites insensées, portes qui claquent – la subtilité de leur incorporation dans la pièce les rend plus qu’efficaces : ils provoquent dans la salle un rire généreux, bien que dans un second temps embarrassé.

Car si le comique occulte l’horreur que nous dévoile le texte, celle-ci demeure bien présente. L’abandon, le viol, l’inceste, tout est dit, tout est joué, tout est dansé. Seuls les personnages semblent aveugles face aux réponses qu’ils recherchent désespérément. Ils évoluent dans une tempête intérieure, mise en relief par la bande sonore en un souffle humain, oppressant. Elle est une respiration muselée par la paralysie, le doute et la peur. Mais à la manière de l’auteur qui refuse de sombrer dans une tragédie pesante, la pièce navigue entre gravité des faits et tentative de résolution. Et cet équilibre instable et vertigineux est orchestré par la danse.

En effet, la danse est peut-être l’art le plus à l’honneur dans cette pièce. Magnifiquement chorégraphié par Florian Bilbao, le couple Paula Alonso Gómez et Paul Girard, tantôt dans le rôle d’enfants, de domestiques ou de narrateurs fantômes, apporte une touche de légèreté, de sensualité, de passion, d’humour et d’innocence à ce pessimiste tableau. Les danseurs glissent dans une suavité déconcertante entre les décors, s’y cachent, s’y fondent. On ne peut leur reprocher que d’éclipser la pièce en distrayant à peine plus que nécessaire le public enthousiasmé par leur énergie et leur grâce. Ils illustrent cette esthétique ambivalente que dévoilent le texte et le jeu, tantôt ridicule et pathétique, tantôt poétique et enfantine.

La marquise d’O est une prouesse d’agilité entre tragédie et comédie. La pièce funambule arpente le fil élastique qui sépare le sérieux du grotesque, penchant tantôt d’un côté tantôt de l’autre sans jamais perdre pied. Elle est une suite de lumineux tableaux de la tristesse et du désespoir, dont on ressort avec un sourire béat, qui s’estompe en se remémorant l’intrigue. Et l’on se sent alors habilement berné par la poésie désespérante du texte, son interprétation millimétrée, sa mise en scène fluide et sa chorégraphie enchanteresse.