Le Cabaret des réalités

Le Cabaret des réalités

D’après l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky / Texte et mise en scène de Sandra Gaudin / Théâtre du Reflet / 14 mars 2019 / Critiques par Sarah Juilland et Jade Lambelet.


Au palais des glaces

14 mars 2019 

© Samuel Rubio

« Pourquoi les pieds touchent-ils terre
Quand ils peuvent faire autrement »
(Louis AragonChagall XI)

Mêlant univers forain, circassien et freak show dans une atmosphère burlesque et magique, Le Cabaret des réalités propose un numéro d’effeuillage du rapport complexe qui se noue entre réalité et illusion. S’inspirant de l’esprit éclectique, fantaisiste et mutin d’Alejandro Jodorowsky, la création de Sandra Gaudin fait valser les certitudes en préférant l’onirisme au pragmatisme : « Si tout est illusion, il faut voir les illusions les plus belles » (Alejandro Jodorowsky). À la façon d’un palais des glaces, la pièce déforme les perceptions, brouille les repères et met en cause « La Réalité » en insistant sur la pluralité de ses formes.

Brisant la délimitation traditionnelle entre la scène et le public, une voix s’élève péniblement du tumulte des spectateurs, chahutant la convention tacite selon laquelle l’extinction des lumières marquerait le début de la représentation. Victor Poltier, jeune comédien à la recherche d’un premier rôle, établit un pont entre l’assemblée des spectateurs et les personnages de la pièce qui se joue. Invité à monter sur les planches par un mystérieux personnage affublé d’un masque à l’effigie de Jodorowsky, il est rapidement projeté dans l’effervescence kitch et bariolée d’un cabaret.

De part et d’autre du plateau, sur un fond sonore psychédélique, entourés de fumées artificielles et de lumières colorées et stroboscopiques, surgissent des personnages masqués aux costumes extravagants. Perruques, maquillage, robes de tulle ou de velours, strass et paillettes donnent le ton et installent l’ambiance délirante et festive de la pièce. Au fond de la scène, un rideau de chaînes – sur lequel sont projetées images et vidéos – permet aux personnages d’apparaître et de disparaître. Liant le sol au plafond, des cordages évoquent le monde du cirque mais peut-être aussi la relation entre terre et ciel, rationalisme et idéalisme. Le spectacle forme un drôle d’assemblage, mélangeant projection d’images, tours de magie, danses, chants, musique, humour et poésie. Les personnages, hétéroclites quoiqu’alliés dans leur folie, possèdent de façon plus ou moins prononcée leur propre perception du monde et apportent un éclairage particulier sur la question de la réalité. Se côtoient en effet un hermaphrodite hémiplégique, une strip-teaseuse complotiste, une papesse libidineuse, deux naines blanches à l’apparence de poupées, un homme en robe de chambre dont le cœur hypertrophique s’échappe de la poitrine à la manière d’un coucou suisse, un être anonyme recouvert d’une combinaison noire et moulante ne laissant échapper que le visage, et une sorte de « fakir » allophone et torse nu. L’absence de cohérence entre ces personnages, qui sous-tend le projet artistique, vise à concentrer sur scène un maximum de différences. Cela crée par moments un mélange maladroit et réducteur, mettant sur le même plan diversité culturelle, sociale et de genre. Malgré ces confusions, les personnages incarnent, par leur hétérogénéité, une idée inhérente au spectacle : il existe autant de réalités à observer que de paires d’yeux pour les voir.

À l’instar d’un miroir qui renvoie inévitablement une image faussée de ce que l’on est, Le Cabaret des réalités vise à ébranler les convictions, à mettre en exergue les apories et les contradiction incessantes de ce que l’on a appelé « réalité » à travers l’histoire, et à suggérer – à la façon d’un Socrate – que l’on ne sait rien. Dans leurs numéros, les personnages exposent des réflexions et renvoient des images aux spectateurs, leur permettant d’interroger la réalité et d’en examiner les différentes facettes. Encadrant les numéros, un portique en bois agrémenté de cordes et de néons porte une énigmatique inscription : 99,99999999999. Il s’agit d’un pourcentage, censé rappeler la vacuité du concept de réalité : les atomes dont nous sommes composés sont presque entièrement constitués de vide. La mise en cause obsessionnelle de la réalité et l’univers surréaliste du cabaret déclenchent des vagues de rires dans le public. Quelle est la nature de ce rire ? Il semble principalement découler de la cocasserie des situations et, par moments, paraît aussi relever d’une certaine incompréhension ou d’un décalage entre les spectateurs, relativement aux réalités de chacun.

Le martèlement constant de la question « qu’est-ce que la réalité » peut sembler fastidieux à certains moments du spectacle, mais est contrebalancé par des passages d’une grande force poétique, comme par exemple le monologue de Tristan et son « corazón » lumineux, la danse de la goutte d’eau ou les incursions de l’homme anonyme sur le devant de la scène. Paradoxalement, c’est peut-être ce personnage a priori très simple et dépouillé qui marque le plus les esprits, suscitant le rire par la reprise comique et répétitive de l’expression topique du conte « il était une fois », qu’il tourne en dérision : « S’il était une fois, ce n’est plus. C’est bien triste ». Perdu au milieu des personnages fantasques et loufoques, cet homme « invisible dans le visible et visible dans l’invisible » (expression extraite du spectacle) rappelle la puissance de la simplicité et apporte une touche de profondeur à la frivolité du cabaret.

14 mars 2019 


“Les oiseaux nés en cage pensent que voler est une maladie.”

14 mars 2019 

© Samuel Rubio

Ne nous prenons pas trop au sérieux car nous ne savons rien. Voilà l’impératif qui s’impose à qui voudra s’aventurer dans Le Cabaret des réalités. Dans cette dernière création inspirée de l’œuvre du cinéaste Alejandro Jodorowsky, Sandra Gaudin déploie un univers rocambolesque qui explore les potentiels de la scène dans les numéros successifs de dix comédiens. Chaque saynète fonctionne comme un prisme au travers duquel la réalité est perçue, questionnée et démystifiée. Si le burlesque et l’extravagance piquée des performances prêtent à rire, les personnages cachent des sentiments plus sensibles, faits de doutes, de peurs et d’espoir. En se calquant sur les pratiques « psychomagiques » développées par Jodorowksy, Le Cabaret des réalités a pour volonté de faire du théâtre le lieu d’un exercice thérapeutique qui vise à ouvrir le monde (et s’y ouvrir) sans lui faire de mal.

 À l’origine de ce projet se trouvent trois impulsions majeures. La première tient dans la volonté de se pencher tout particulièrement sur le statut, le regard et le pouvoir du spectateur, accueilli par les comédiens en véritable « héros » capable de devenir lui-même « co-créateur » du spectacle en ce qu’il en crée sa propre version à partir de ses perceptions. Le seconde se traduit par des postulats de l’ordre de la métaphysique accompagnés de recherches menées en physique quantique sur les notions d’illusion et de réalité. Dans son projet, la metteure en scène a l’intention de bousculer notre entendement, de transgresser et de déjouer notre confiance simple en notre seule perception afin de nous faire saisir que ce en quoi nous croyons et avons toujours cru n’est qu’un infime fragment de ce qui est réellement. Finalement, le ton du spectacle se veut repris à la magie et au génie de Jodorowsky en qui Sandra Gaudin affirme trouver la sagesse nécessaire pour amener sur scène des thématiques qu’elle juge taboues, voire redoutées par le théâtre (spiritualité, mysticisme, ésotérisme…).

Animée par le désir d’aider son public à déployer au centuple sa connaissance du monde et de la réalité, la metteure en scène s’associe à l’artiste plasticienne Sandrine Pelletier et au réalisateur Francesco Cesalli pour sa scénographie. Sur l’arrière-scène, un rideau de fines cordes blanches – faisant à plusieurs reprises office de toile de projection – est régulièrement traversé par les comédiens et permet d’évoquer la porosité et la fluidité de cet univers sans permanence (car toujours démultiplié et redéfini par les individus qui le composent). La scène même devient l’objet d’une satire : répliquée dans une avant-scène tapie de rouge sur laquelle se dresse un portique en bois qui encadre chaque numéro de saltimbanque, de chant ou de danse. Cette mise en abyme vient souligner le caractère infinitésimal et artificiel de ces moments de spectacle face à l’étendue insaisissable de la réalité. L’esthétique de l’illusion dont se revendique le spectacle manque parfois de cohérence. Si les matières composites des décors stimulent et attisent sens et perceptions (fumée, miroirs, projections) l’ensemble de la scénographie peine parfois à trouver son équilibre dans ces mélanges fantasques. S’agit-il là d’un kitsch assumé ? Malgré ces quelques lourdeurs dans les décors, les costumes qui caractérisent des personnages issus de temporalités et d’époques multiples sont travaillés avec soin et manifestent habilement l’univers poétique et explosif du cinéaste. La formule du cabaret autorise l’impétuosité, les contrastes et les discordances, rouages d’une manière de manège infernal dont le but serait de transporter le spectateur d’une réalité à une autre. Comme dans un film de Jodorowsky, on risque quelquefois de se sentir déboussolé ou submergé par une telle intensité et une telle charge symbolique. Néanmoins, cela semble participer d’une volonté de faire vivre au spectateur une expérience totale (de sensations, de magie) et de rappeler le caractère illusoire et fictif (en l’exhibant) de la réalité.

Explicitement caricatural (nous sommes au cabaret !), le casting hétéroclite des personnages s’adresse à toutes les sensibilités : des réflexions de genre aux théories du complot en passant par la passion (charnelle et amoureuse) et le mysticisme. On regrette cependant que tous ne soient pas traités avec la même profondeur dans les réflexions qu’ils proposent et dans le temps qui leur est imparti. Si un net avantage est accordé à une poignée d’entre eux (Victor, Fake et La Maya), d’autres basculent parfois dans l’ombre et au détriment des premiers (Blanco, Pablo Martin et les sœurs naines). Le personnage qui se hisse loin de ces disproportions et qui apparaît comme l’apport poétique le plus abouti du spectacle est sans conteste l’homme sans nom. La récurrence et l’implicite de ses répliques (détournements comiques de l’expression désignant la fiction par excellence « Il était une fois ») traduit avec brio la promesse d’exhiber les mécanismes de narration, de fable et d’illusion intrinsèques à notre réalité humaine.

Pour le spectateur du Cabaret des réalités, il s’agit de piocher parmi les moments qui évoquent poésie, magie et philosophie relativement et au gré de sa propre sensibilité. Par sa dimension burlesque et métaphysique, le spectacle semble livrer une leçon légère, mais à fines lueurs d’espoir : si la vie est un théâtre, apprenons à nous amuser sans cesse, à jouir de tous les possibles de la réalité.

14 mars 2019 


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