Par Sarah Juilland
Une critique sur le spectacle :
Le Journal d’Anne Frank / D’après les textes d’Anne Frank / Mise en scène de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier / Théâtre des Osses / du 24 janvier au 10 février 2019 / Plus d’infos
Quoique bouleversant, Le Journal d’Anne Frank ne se réduit pas à un témoignage tragique sur un pan sombre de l’Histoire : c’est aussi, et surtout, le récit de « l’aventure dangereuse […] romantique et intéressante » (Le Journal d’Anne Frank) d’une adolescente inspirée et inspirante. Sur la toile de fond obscure de la Shoah et de la vie clandestine, l’adaptation de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier au Théâtre des Osses suggère l’adolescence plus que la guerre, le rire et la poésie plus que le désespoir et le pathétique. Confiant les pages du journal aux voix complices et solidaires de trois adolescents, la mise en scène souligne l’universalité et l’atemporalité du message d’Anne : sa voix semble en contenir tant d’autres.
Au centre de l’espace scénique se dresse une construction blanche, pareille à des pages de journal, ne demandant qu’à être habillées de mots. La structure évoque l’Annexe – lieu de vie des clandestins – sans chercher à la reproduire de façon réaliste. Dans un recoin, sous un escalier, des ombres de mains se disputent un mystérieux objet. Un calepin est projeté sur le devant de la scène ; à sa suite déboulent des jeunes gens enjoués et impatients. Lisant de brefs passages chacun à leur tour, ils entrent progressivement dans la peau des protagonistes du journal : Anne Frank, Margot Frank et Peter Van Daan, les trois adolescents de l’Annexe. Les comédiens réactivent l’histoire de la famille Frank-Van Daan et appellent à se souvenir de la condition des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ce geste symbolise le devoir de mémoire et de transmission qui incombe à une génération où s’éteignent les derniers témoins des atrocités nazies. Durant le spectacle, les trois adolescents se partagent le récit d’Anne Frank, prêtant leur voix à ses pensées et leur corps à son entourage. Les adultes ne se manifestent qu’en tant que fond sonore, mêlant bavardages et injonctions : l’attention se porte sur la jeunesse, ses idéaux et son regard à la fois lucide et empli d’espérances sur le monde. Le dispositif scénique fonctionne comme une métaphore, transmettant les caractéristiques de la vie clandestine : l’exiguïté des lieux, le sentiment constant d’oppression et la promiscuité. Néanmoins, le décor revêt également une dimension ludique : ses façades vierges se parent régulièrement de dessins ou écritures projetés par les jeunes gens à l’aide d’un rétroprojecteur et ses murs amovibles, trappes et chatière insufflent un air comique à leurs déplacements. La richesse scénographique – véritable « patte » de la Cie Pasquier-Rossier exploitée dans des mises en scène antérieures, telles que Le Loup des sables en 2018 qui fusionnait théâtre et animation vidéo – estompe les barrières entre réel et imaginaire, tout en infusant une dimension imagée et poétique au spectacle. Lumières et musiques classiques sont aussi convoquées, afin d’accompagner les émotions des protagonistes : angoisses, joies, craintes, rage de vivre.
L’actualisation, par l’intermédiaire du théâtre, du monument historique et littéraire que représente Le Journal d’Anne Frank met en exergue la cyclicité de l’histoire, la nécessité du travail de mémoire et le rôle d’une jeunesse qui s’apprête à écrire les pages de l’histoire à venir. Les réflexions d’Anne Frank, concernant la guerre, les clandestins, le statut de la femme dans la société et l’oppression, résonnent avec force dans l’actualité : « Pourquoi dépense-t-on chaque jour des millions pour la guerre et pas un sou pour la médecine, pour les artistes, pour les pauvres ? Pourquoi les gens doivent-ils souffrir la faim tandis que dans d’autres parties du monde une nourriture surabondante pourrit sur place ? Oh, pourquoi les hommes sont-ils si fous ? » (Le Journal d’Anne Frank). Les mots – et maux – de la jeune femme font encore sens au regard des problématiques contemporaines. Anne Frank se fait porte-parole de la jeunesse, synonyme d’avenir, et délivre un message d’humanité atemporel et mémorable : « En attendant, je dois garder mes pensées à l’abri, qui sait, peut-être trouveront-elles une application dans les temps à venir ! » (Le Journal d’Anne Frank).
Malgré la gravité de la situation des clandestins – rappelée par de cruelles irruptions de réalité, telles que bombardements et bruits d’avions –, le spectacle de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier est vivant. C’est avec beaucoup d’humour, de poésie et de légèreté que les comédiens voyagent dans l’univers créatif et romantique d’Anne Frank. Au-delà de l’angoisse et du danger, le récit est aussi celui d’une adolescente en prise avec les problèmes de son âge : conflits familiaux, puberté, questionnements sur la sexualité, histoires d’amour. Le décalage entre la verdeur d’Anne Frank et l’horreur de la guerre fait osciller entre éclats de rire et serrements de cœur. La pièce est vivante à la fois par l’humour et la gaité du monde intérieur de la jeune femme, mais aussi par la pertinence et l’actualité de son message. Transcendant les ans et la mort, les paroles d’Anne Frank trouvent leur écho dans toutes les voix, jeunes ou non, qui embrassent un espoir de paix, de justice et d’amour.