Le Journal d’Anne Frank

Le Journal d’Anne Frank

D’après les textes d’Anne Frank / Mise en scène de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier / Théâtre des Osses / du 24 janvier au 10 février 2019 /  Critiques par Thibault Hugentobler et Sarah Juilland.


Bien à toi

2 février 2019

© Julien James Auzan

Le Théâtre des Osses présente jusqu’au 10 février une adaptation du Journal d’Anne Frank, entreprise périlleuse à la vue de la notoriété de ce texteLa troupe parie tout de même sur la fraîcheur innocente et pourtant terriblement lucide d’une œuvre troublante. C’est donc avec fureur et légèreté que les comédien·ne·s, sans altérer le contenu du Journal, livrent une interprétation questionnant à la fois la mémoire de la Shoah, sa transmission et les nouvelles formes de barbarie.

« Et [la] vainqueur[e], déjà vaincu[e], seul[e] au milieu de son silence. »
Antigone, Jean Anouilh

Trois jeunes débarquent sur scène et se disputent autour d’un journal, puis, petit à petit, prennent en charge le lourd poids de son contenu. Il ne sera pas question de raconter l’histoire d’Anne Frank, mais de lui donner une voix. La jeune adolescente présente les protagonistes et distribue les rôles, expose le contexte à l’aide d’un rétroprojecteur avant de se lancer dans l’écriture de son Journal. Adressant ses réflexions à Kitty, interlocutrice fictive, Anne témoigne d’une adolescence volée, ou du moins redéfinie dans le microcosme qu’est l’annexe, cette cachette qui abrite sa famille et d’autres clandestin·e·s. Le spectacle donne aussi à voir la sœur d’Anne, Margot, ainsi qu’un autre adolescent, Peter van Daan. Les trois personnages évoluent pendant deux années, de 1942 à 1944, avant leur arrestation et leur déportation, révélant leur désir d’un monde dénué de toute cruauté, en gardant la « tête haute », cherchant à vivre plutôt qu’à survivre, entre amours naissants et agacements adolescents.

Connaissant la fin inéluctable d’Anne Frank, le public ne peut retenir ses larmes, comme il ne peut éviter que les gorges se serrent. Seulement, loin de proposer une tragédie larmoyante, la troupe nous invite à rire entre un épisode de patinage aux airs de Twister et une séance de déguisement flirtant avec le cinéma muet, sur une scène où même le décor austère et imposant, reproduisant le confinement de l’annexe, semble être au bord de l’explosion sous la pression des allées et venues pleines de vie de chacun·e. Ceci se ressent particulièrement dans le jeu de Judith Goudal qui confère au personnage d’Anne Frank une vivacité et une fureur de vivre malgré l’occupation nazie. La comédienne jongle entre l’innocence d’une jeune adolescente et sa profonde intelligence. Elle porte ainsi un discours plein d’espoir, sans anticipation, « pariant sur la vie », mais souligne aussi des questionnements souvent passés sous silence lorsqu’on évoque Anne Frank, comme la curiosité sexuelle, la place de la femme, la masculinité ou encore l’absurdité d’un monde tourné vers une course à l’armement annihilant les efforts humanistes. L’adaptation aurait pu se diriger vers un seul en scène, mais le choix de recourir à trois jeunes protagonistes confère à l’histoire une immédiateté et une universalité. Ainsi, Laurie Comtesse (Margot) et Yann Philipona (Peter) permettent de répartir le poids de cette fable et de confronter plus intensément les humains à leurs contradictions, hier comme aujourd’hui.

Car il est bien évidemment question ici de mémoire et de postérité. Même si le Journal d’Anne Frank, ou du moins son autrice, est connu de tou·te·s, il est nécessaire de continuer à entretenir le souvenir de la barbarie. Pour que cette dernière ne disparaisse pas dans les méandres de l’Histoire, à une époque où, selon un rapport sidérant de l’IFOP publié fin 2018, l’ignorance des nouvelles générations des génocides du siècle dernier comme l’Holocauste est grandissante. Pour que nous ne puissions pas détourner le regard, pour que nous nous protégions de nous-mêmes et d’un possible avenir reproduisant les actes passés. Ainsi, cette adaptation adopte une double dimension : se souvenir et confronter.

Se souvenir d’Anne Frank, des promesses d’avenir radieux et des réflexions brillantes de son Journal, de sa vie et de celles de tou·te·s les oublié·e·s, de tou·te·s celles et ceux qui furent privé·e·s de voix.

Confronter le public aux schémas trop vite reproduits face à une crise migratoire qui se dirige de jours en jours vers un massacre silencieux. Dans Jusque dans vos bras, présenté au Théâtre de Vidy en novembre dernier, Les Chiens de Navarre proposaient une séquence dans laquelle la traversée de la scène par les comédien·ne·s, sur un canot, dépendait de celles et ceux qui se lèveraient de leur siège. Cette scène renvoyait à la traversée de la Méditerranée, sur des embarcations de fortune, par des migrant·e·s, face à une Europe enfoncée dans son inaction et son mutisme. Dans Le Journal d’Anne Frank, la mise en scène de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier éveille les consciences en mettant plutôt l’accent sur la poésie juvénile, sans réduire sa violence sous-jacente. Et c’est ainsi que le pari est remporté. Avec brio.

2 février 2019


Voix intérieures

2 février 2019

© Julien James Auzan

Quoique bouleversant, Le Journal d’Anne Frank ne se réduit pas à un témoignage tragique sur un pan sombre de l’Histoire : c’est aussi, et surtout, le récit de « l’aventure dangereuse […] romantique et intéressante » (Le Journal d’Anne Frank) d’une adolescente inspirée et inspirante. Sur la toile de fond obscure de la Shoah et de la vie clandestine, l’adaptation de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier au Théâtre des Osses suggère l’adolescence plus que la guerre, le rire et la poésie plus que le désespoir et le pathétique. Confiant les pages du journal aux voix complices et solidaires de trois adolescents, la mise en scène souligne l’universalité et l’atemporalité du message d’Anne : sa voix semble en contenir tant d’autres. 

Au centre de l’espace scénique se dresse une construction blanche, pareille à des pages de journal, ne demandant qu’à être habillées de mots. La structure évoque l’Annexe – lieu de vie des clandestins – sans chercher à la reproduire de façon réaliste. Dans un recoin, sous un escalier, des ombres de mains se disputent un mystérieux objet. Un calepin est projeté sur le devant de la scène ; à sa suite déboulent des jeunes gens enjoués et impatients. Lisant de brefs passages chacun à leur tour, ils entrent progressivement dans la peau des protagonistes du journal : Anne Frank, Margot Frank et Peter Van Daan, les trois adolescents de l’Annexe. Les comédiens réactivent l’histoire de la famille Frank-Van Daan et appellent à se souvenir de la condition des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ce geste symbolise le devoir de mémoire et de transmission qui incombe à une génération où s’éteignent les derniers témoins des atrocités nazies. Durant le spectacle, les trois adolescents se partagent le récit d’Anne Frank, prêtant leur voix à ses pensées et leur corps à son entourage. Les adultes ne se manifestent qu’en tant que fond sonore, mêlant bavardages et injonctions : l’attention se porte sur la jeunesse, ses idéaux et son regard à la fois lucide et empli d’espérances sur le monde. Le dispositif scénique fonctionne comme une métaphore, transmettant les caractéristiques de la vie clandestine : l’exiguïté des lieux, le sentiment constant d’oppression et la promiscuité. Néanmoins, le décor revêt également une dimension ludique : ses façades vierges se parent régulièrement de dessins ou écritures projetés par les jeunes gens à l’aide d’un rétroprojecteur et ses murs amovibles, trappes et chatière insufflent un air comique à leurs déplacements. La richesse scénographique – véritable « patte » de la Cie Pasquier-Rossier exploitée dans des mises en scène antérieures, telles que Le Loup des sables en 2018 qui fusionnait théâtre et animation vidéo – estompe les barrières entre réel et imaginaire, tout en infusant une dimension imagée et poétique au spectacle. Lumières et musiques classiques sont aussi convoquées, afin d’accompagner les émotions des protagonistes : angoisses, joies, craintes, rage de vivre.

L’actualisation, par l’intermédiaire du théâtre, du monument historique et littéraire que représente Le Journal d’Anne Frank met en exergue la cyclicité de l’histoire, la nécessité du travail de mémoire et le rôle d’une jeunesse qui s’apprête à écrire les pages de l’histoire à venir. Les réflexions d’Anne Frank, concernant la guerre, les clandestins, le statut de la femme dans la société et l’oppression, résonnent avec force dans l’actualité : « Pourquoi dépense-t-on chaque jour des millions pour la guerre et pas un sou pour la médecine, pour les artistes, pour les pauvres ? Pourquoi les gens doivent-ils souffrir la faim tandis que dans d’autres parties du monde une nourriture surabondante pourrit sur place ? Oh, pourquoi les hommes sont-ils si fous ? » (Le Journal d’Anne Frank). Les mots – et maux – de la jeune femme font encore sens au regard des problématiques contemporaines. Anne Frank se fait porte-parole de la jeunesse, synonyme d’avenir, et délivre un message d’humanité atemporel et mémorable : « En attendant, je dois garder mes pensées à l’abri, qui sait, peut-être trouveront-elles une application dans les temps à venir ! » (Le Journal d’Anne Frank).

Malgré la gravité de la situation des clandestins – rappelée par de cruelles irruptions de réalité, telles que bombardements et bruits d’avions –, le spectacle de Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier est vivant. C’est avec beaucoup d’humour, de poésie et de légèreté que les comédiens voyagent dans l’univers créatif et romantique d’Anne Frank. Au-delà de l’angoisse et du danger, le récit est aussi celui d’une adolescente en prise avec les problèmes de son âge : conflits familiaux, puberté, questionnements sur la sexualité, histoires d’amour. Le décalage entre la verdeur d’Anne Frank et l’horreur de la guerre fait osciller entre éclats de rire et serrements de cœur. La pièce est vivante à la fois par l’humour et la gaité du monde intérieur de la jeune femme, mais aussi par la pertinence et l’actualité de son message. Transcendant les ans et la mort, les paroles d’Anne Frank trouvent leur écho dans toutes les voix, jeunes ou non, qui embrassent un espoir de paix, de justice et d’amour.

2 février 2019


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