Par Sacha Toupance
Une critique sur le spectacle :
Le Misanthrope / Texte de Molière / Mise en scène d’Alain Françon / Théâtre de Carouge / du 9 janvier au 8 février 2019 / Plus d’infos
Tout au long du spectacle, les chuchotements lointains des aristocrates curieux et fureteurs résonnent. C’est là l’objet que le spectacle se propose d’investiguer : le système de cour de l’époque moliéresque, ses intrigues et ses logiques internes. Alain Françon, metteur en scène depuis plus de cinquante ans, fait des corps et de leurs positions dans l’espace scénique les instruments d’une telle entreprise.
C’est par la construction des personnages que la mise en scène d’Alain Françon excelle. Gilles Privat, en Alceste, incarne par ses gestes, ses postures et sa diction un misanthrope énergique. Souvent dans l’ombre, les mains jointes, les jambes croisées, il se livre à de constantes implosions, tantôt retenues, tantôt excessives. Cette interprétation laisse entrevoir toute la poésie et complexité d’Alceste. A ses côtés, et près du cœur de Célimène, Acaste et Clitandre apparaissent étrangement liés. Avec des gestes et des mimiques synchronisés, les deux hommes nous envoûtent par leur assurance grandiloquente et leur noble charme. Face à cet Alceste bien dessiné, on peine à attribuer au personnage de Célimène de véritables ambitions ou motivations ; celles-ci semblent résider dans les sentiments que les différents hommes de la pièce souhaitent y voir. Elle semble davantage être portée par les événements que maîtresse de la situation. Ses conquêtes se multiplient, son cœur semble fragmenté voire, lui aussi, dénué de maîtrise de soi. Paradoxalement, c’est avec une indéniable assurance que Marie Vialle investit ce rôle. Célimène, bien que dénuée d’intentions claires, apparaît éclatante, tant par ses défenses toujours convaincantes que par sa maîtrise des répliques salées. Arsinoé, interprétée par Dominique Valadié, manifeste quant à elle dès sa première apparition une alternance constante entre une sérénité pleine d’assurance et un caractère prêt à l’éclatement. La comédienne n’hésite pas à hausser la voix, comme pour sauvegarder et assurer la dignité d’Arsinoé. Les deux femmes proposent ainsi un portrait subtil et éminemment complexe du pouvoir féminin dans ce monde de cour.
Les liens entre courtisans sont ici présentés comme perfides et pervers : le décollage de l’un suppose le déclin de l’autre, mais le premier n’y parviendrait pas sans tromper le second. Sur scène, rien n’est jamais tranquille. Tous les personnages qui entourent Alceste semblent sans cesse à l’affût. Philinte pèse le moindre de ses mots, Célimène trompe et se joue de ses prétendants. Acaste et Clitandre sont obsédés par leur image. Dans ce monde de cour, fort de ses intrigues, franchise et honnêteté apparaissent comme les valeurs vainement recherchées par un Alceste incompris, devenu paria. Une exclusion devenue saillante par le travail minutieux de la position des corps dans l’espace scénique : la scène représente un décor aristocrate ; elle est clivée en trois parties : une arrière-scène sobre et peu éclairée qui sert de couloir d’entrée, un sol de marbre au milieu et un plancher en avant-scène. Si Alceste – quelquefois rejoint par ses interlocuteurs directs – occupe principalement l’avant-scène, où il paraît se perdre dans ses réflexions, c’est sur le marbre que la cour s’agite. À cette séparation spatiale répond un jeu de lumière qui ajoute parfois un clivage supplémentaire : Alceste, seul isolé dans l’ombre, est exclu de la lumière qui inonde les autres personnages. La scène elle-même devient le lieu du jeu de pouvoir.