Au royaume des médecins, le théâtre est roi

Par Noé Maggetti

Une critique sur le spectacle :
Le Royaume / D’après Lars Von Trier / Mise en scène d’Oscar Gómez Mata / Comédie de Genève / du 22 janvier au 6 février 2019 / Plus d’infos

© Mathilda Olmi

Le metteur en scène Oscar Gómez Mata présente à la Comédie de Genève deux spectacles inspirés de deux œuvres du cinéaste danois Lars Von Trier ; Le Royaume, deuxième volet de ce diptyque, est adapté de la série L’Hôpital et ses fantômes, diffusée entre 1994 et 1997. Dans ce spectacle de plus de trois heures, mettant en scène une série d’événements paranormaux survenant dans un hôpital danois, une déconstruction systématique de l’artificialité de la fiction et du spectacle théâtral se mettent au service d’un humour noir qui fait mouche.

Le bon fonctionnement du département de chirurgie de l’Hôpital Royal de Copenhague se trouve compromis lorsqu’une patiente, médium autoproclamée, entre en communication avec le fantôme d’une fillette, morte une centaine d’années auparavant, qui hante un ascenseur du bâtiment. Le chef de service tyrannique, les internes, les infirmiers et infirmières et les patient.e.s voient ainsi leur quotidien – rythmé par les séances de travail, les opérations chirurgicales, mais aussi la séduction entre collègues et les réunions d’une mystérieuse loge maçonnique – perturbé par l’irruption d’événements surnaturels au sein de leur milieu, fortement lié à la raison et à la rigueur scientifique. L’hôpital sombre ainsi progressivement dans un véritable chaos, porté par le jeu de dix comédien.ne.s interagissant avec le public et par une scénographie exhibant volontiers ses effets.

Dans Le Royaume, les médecins commettent de graves erreurs et font tout pour les dissimuler, quitte à s’introduire dans les archives de l’hôpital pour y subtiliser un dossier ; le chef de service, médecin suédois imbu de lui-même, méprise ses employés, ses patients, et les Danois en général, « peuple de gauche » par excellence ; un interne, qui a promis à la femme qu’il convoite qu’il se décapiterait pour elle, lui fait livrer la tête d’un cadavre qu’il a disséqué en cours. Autant d’exemples représentatifs du ton du spectacle, qui se caractérise par un humour particulièrement noir, porteur d’une satire grinçante d’un milieu médical méprisant, fermé d’esprit et prétentieux, dont le comportement se rapproche plus du Grand-Guignol que du sérieux scientifique. Le comique du spectacle repose également sur une volonté de caricaturer les lieux communs des séries télévisées, notamment médicales, tant dans la forme – transitions musicales, mention « à suivre » verbalisée avant l’entracte – que dans le contenu, avec des personnages très typés et des rebondissements parfois invraisemblables.

Ce diptyque satirique autour de Von Trier marque le retour à la narration d’un metteur en scène dont la démarche a souvent consisté à déconstruire le récit et les codes du théâtre. Dans Le Royaume, en effet, plusieurs axes narratifs s’entremêlent : l’enquête autour de l’erreur médicale du chef de service, le mystère de la fillette fantôme qui apparaît dans l’hôpital, ou encore la relation amoureuse entre un médecin et sa collègue qui, depuis qu’elle est enceinte, semble porter en elle une entité maléfique. Ces différents fils structurent le spectacle, et se doublent d’un propos autoréflexif : en effet, la mise en scène s’autorise des détours, des digressions, des saynètes qui fonctionnent comme des sketches, ou encore des séquences dansées sur de la musique électronique actuelle ; autant d’éléments qui sont le foyer de la déconstruction chère au metteur en scène.

Cette dimension métadiscursive apparaît dès l’entrée du spectateur dans la salle : les comédiens, déjà vêtus de leur costumes – principalement composés de combinaisons moulantes et d’accessoires plus ou moins extravagants, de la blouse de médecin aux survêtements de sport – s’échauffent sur scène, se déplacent dans les rangs tout en discutant avec certains membres du public. Ainsi, d’entrée de jeu, le spectacle joue sur une ambivalence entre les comédiens et leurs personnages ; dès les premières phrases, cette impression est confirmée : les protagonistes énoncent volontiers des réflexions sur le nombre de répliques de « leur personnage » dans la pièce, ou sur la potentielle dimension sexiste d’un spectacle « pensé par un homme, pour des hommes ». De la même manière, l’espace de l’hôpital – caractérisé par un décor sobre : un sol dallé de blanc, quelques panneaux amovibles, un écran en fond – et celui de la salle sont présentés comme communicants : les comédiens/personnages interpellent les spectateurs, attendent leurs réactions pour continuer à jouer, et intègrent aisément les commentaires de la salle à leurs dialogues. Les comédiens sont toujours à la fois observateurs et acteurs de la scène qui se joue : un protagoniste qui semble de prime abord n’être qu’un témoin peut soudain y prendre part, et même en devenir le moteur principal. Ces différentes formes de circulation entre le public et les personnages contribuent à amplifier l’impression de chaos qui règne dans ce « royaume » déjanté, un chaos organisé, où tout semble à la fois improvisé et méticuleusement calculé. Le spectacle invite également à questionner l’importance des échanges verbaux au sein du spectacle théâtral : plusieurs actions simultanées se déroulent sur scène, et le regard du spectateur n’est pas toujours attiré vers les personnages qui parlent ; le public doit être actif et chercher ses repères pour sélectionner ce qu’il souhaite voir.

Le propos autoréflexif se manifeste également par la volonté d’exhiber le dispositif théâtral dans toute son artificialité : les coulisses font partie de la scène, et le public peut assister aux changements de costumes des comédien.ne.s ; les décors sont pointés en tant que tels, parfois raillés pour leur mauvaise qualité ; les effets spéciaux, passant souvent par le biais de projections sur l’écran, sont également légion, dans une forme d’excès joyeux d’artifices qui sont pointés en tant qu’effets et mobilisés sans aucune volonté de « réalisme » : une caméra présente sur scène filme des images diffusées en direct sur l’écran, le texte de certaines répliques est projeté juste avant que les personnages ne le disent, les fantômes de l’hôpital apparaissent parfois sur la toile, semant la confusion parmi les personnages. Ces éléments, qui pourraient sembler banals dans le paysage du théâtre contemporain, sont traités avec une désinvolture travaillée, qui met à distance les clichés d’une certaine tendance actuelle à considérer la monstration du spectacle en train de se faire comme une fin en soi. Ici, le trop-plein d’effets qui s’entrecroisent, se concurrencent et s’enchaînent à un rythme effréné semble nourrir une démarche parodique vis-à-vis du théâtre lui-même. Cette démarche est à mettre en regard du matériau duquel Oscar Gómez Mata s’inspire : en effet, la série de Von Trier jouait également avec une dimension métadiscursive, en multipliant les marques d’énonciation exhibant le médium filmique, comme les images en caméra à l’épaule rappelant en permanence la présence d’un appareil de prises de vue, les regards-caméra ou l’accumulation de ruptures dans la transparence du montage. Ainsi, le metteur en scène adapte non seulement l’intrigue de la série, mais applique aussi cette pratique autoréflexive au médium théâtral : pendant plus de trois heures, les comédiens livrent une performance survoltée, jouissive, qui invite à réfléchir tant aux failles du système médical et à l’irruption du paranormal dans un cadre du quotidien qu’au spectacle théâtral et à ses artifices.