Bernarda

Bernarda

Texte de Federico Garcia Lorca / Mise en scène de Giulia Belet / Théâtre 2.21 / du 30 novembre au 16 décembre 2018 / Critiques par Julie Heger et Ivan Garcia. 


Tendues comme un fil

5 décembre 2018

© Loris Gomboso

Leur père est mort. Afin de respecter les traditions, Adela et sa sœur se préparent à huit ans de deuil, huit ans qu’elles passeront entre les quatre murs de leur foyer, n’ayant plus que la couture, les commérages et elles-mêmes pour se tenir compagnie.

 Les deux comédiennes nous accueillent dans un silence religieux. Vêtues de noir et de perles, elles nous remercient, émues, d’être venus si nombreux assister à l’enterrement de leur père. À droite de la scène, un musicien les accompagne d’une mélodie empreinte de douleur. Rapidement, les deux femmes annoncent vouloir honorer la mémoire de leur père en chantant sa chanson favorite : I like it like that de Pete Rodriguez. Cette première scène plonge le spectateur dans l’univers paradoxal de la pièce.

Après l’enterrement, Adela et sa sœur s’enferment chez elles. L’espace scénique, représentant une habitation austère – on peut y voir des portraits de la Vierge, de Jésus, des cierges – a la particularité d’être tressé. De larges ficelles noires traversent la pièce de part en part. Elles retiennent parfois les comédiennes qui se retrouvent presque immobilisées, dans cette enclave qui représente ce deuil traditionnel et imposé de huit ans.

Adela a vingt ans. Elle ne sera libérée de cette prison de conventions qu’à vingt-huit ans. Mais Adela est amoureuse du plus bel homme du village. Pour elle, hors de question de passer sa jeunesse enfermée et chaste. Sa sœur semble être une fusion de Bernarda, Magdalena, Amelia et Martirio du texte original écrit par Frederico Garci Lorca. La metteuse en scène Giula Belet, en décidant de combiner quatre personnages en un, propose une adaptation innovante, qui complexifie ce nouveau personnage et sa relation avec Adela. Ainsi, Amalia témoigne d’une foi sans limite pour le respect des mœurs et considère, du reste, être trop laide pour qu’on la marie. Ces huit années de deuil paraissent l’arranger. Elle est amère et nourrit une jalousie pour la beauté de sa sœur.

L’adaptation du texte se concentre sur le désir d’émancipation de ces femmes, et sur leur passion. Adela refuse de se soumettre aux coutumes de sa famille, rêve de quitter la maison, et souhaite, plus que tout, goûter à la chair, vivre l’amour pleinement, embrasser son âge, s’embraser pour un homme. Elle veut satisfaire la flamme de vie qui la consume. Lors d’un monologue poussant la passion à son maximum, elle laisse pousser ce cri qui la dévore. Sa sœur, jalouse et aigrie, profite du contexte pour la contenir, la surveiller et lui interdire de vivre comme elle l’entend. Lors d’apartés ponctuels, la sœur d’Adela avoue se sentir elle-même vieillie, condamnée à l’ennui et à la chasteté.

Ces deux personnages complexes, s’éclaircissant au fur et à mesure des confidences sur leur enfance vécue au côté d’un père tyrannique et distant, s’écrasent et s’étouffent mutuellement dans leurs frustrations personnelles et partagées. Un malaise se crée dans la pièce, alors même que l’on remarque que les ficelles se multiplient sur scène, les paralysent de plus en plus, se tendant aussi toujours plus, marquant la tension entre les protagonistes et engendrant une animosité violente.

Pourtant, touchant à son paroxysme, la pièce s’arrête subitement sans réel point final. Dans le texte de Garcia Lorca, Adela se suicide. Ici, elle quitte l’espace scénique, laissant la fin ouverte On peut le regretter : ce suicide aurait pu sublimer la détresse visible de ces deux sœurs enfermées et interdites, et on peine à comprendre ce qui motive ici sa suppression.

5 décembre 2018


Lorca à la moulinette

5 décembre 2018

© Loris Gomboso

Amour et tradition : c’est sur ces deux thématiques que se développe l’intrigue de Bernarda. En interrogeant les mœurs liées à l’amour, au deuil et à la fidélité, Giulia Belet présente une adaptation de la pièce de Garcia Lorca dont le spectateur peine à saisir la cohérence. La transposition de l’œuvre originale dans un cadre contemporain se fait aux frais de grandes coupures,  et laisse le spectateur sur sa faim. 

C’est l’histoire d’un enterrement et de ses conséquences : le deuil et l’impossibilité de l’amour. Mais c’est aussi l’histoire d’une communauté villageoise et de ses mœurs, ses rumeurs et ses façons d’être. Adela et Amelia sont deux sœurs. Elles viennent de perdre leur père et débutent un deuil austère de huit ans. Tandis qu’Angustias («les angoisses» en espagnol), leur cousine laide et vieille, va épouser José Romano, dont Adela est amoureuse. En épurant le nombre de personnages par rapport au drame original (écrit en 1936 par Federico Garcia Lorca et publié de manière posthume en 1945), Giula Belet place la focale sur les personnages d’Adela et Amelia. Celles-ci, en perpétuel dialogue, s’interrogent sur l’amour, la tradition et leur communauté villageoise rurale. Tandis que l’une est parfaitement conforme à ce qu’on attend d’elle dans ce milieu, l’autre est révoltée et a soif de s’extraire de ce cadre étouffant. Tout au long de la représentation, il y a donc deux points de vues féminins qui se confrontent dans une joute verbale. Un musicien fait par ailleurs de brèves apparitions en jouant du saxophone ou du clavier électronique, petite touche de musique qui calme les esprits.

En réduisant le nombre de personnages par rapport à la pièce originale, Giula Belet a également reconfiguré les rôles et les interactions. Si dans l’œuvre de Lorca, ce ne sont pas moins de cinq sœurs qui possèdent chacune des traits de personnalités distincts, cette mise en scène nous en livre uniquement deux, Angustias devenant une cousine. Détail important : la pièce de Lorca s’intitule La casa de Bernarda Alba, tandis que l’adaptation de Giula Belet porte le titre de Bernarda. Mais cette curieuse Bernarda, la mère des protagonistes, n’est jamais mentionnée ou rendue visible, l’attention du spectateur est uniquement attirée sur cette lutte sororicide. La mise en scène fait coexister un décor évoquant un intérieur ancien (meubles, images bibliques, bougies) et des éléments contemporains comme des chansons en anglais ou un dispositif de fils noirs envahissant tout le plateau. Ces fils peuvent être considérés comme des indicateurs de l’enlisement des protagonistes. L’une, Amalia, s’enferme dans son deuil et l’autre, Adela, s’enlise dans sa passion. Cela se traduit, notamment, par une scène particulièrement mouvementée où Adela, étouffée par cette vie ascétique, commence à s’agiter et à danser frénétiquement en hurlant et en se heurtant aux fils. Amalia, horrifiée par ce déchaînement de pulsions, tentant de l’arrêter sans succès, se fait malmener par sa sœur et s’enroule entre les liens.

Le cadre de la représentation est un décor chaleureux et familial. L’ensemble de la représentation se passe dans la maison des deux sœurs qui, soumise aux jeux de lumière, est tour-à-tour placée dans l’obscurité (pour souligner ses côtés sombres) et dans la lumière (pour connoter les aspects positifs). Un subtil mélange venant soutenir le dialogisme entre les deux protagonistes, l’une résolument tournée vers l’intérieur – la maison, sa place dans la communauté – et l’autre vers l’extérieur (la rue, l’inconnu, hors des cases).

Malgré l’énergie émanant des comédiennes, l’adaptation peine à convaincre. L’univers dans lequel nous entraîne la metteuse en scène reste peu caractérisé et le spectacle manque de dynamisme. Bien que la durée de la représentation soit courte – environ une heure – le rythme en est lent, et les pauses mélodiques, viennent briser le sentiment d’immersion que l’on peine à construire. D’autre part, la fin du spectacle est incohérente. Dans la pièce de Lorca, le suicide d’une des deux protagonistes marque la fin du drame. Or, dans l’adaptation, la fin, plutôt sanglante, est remplacée par un départ d’Adela vers un lieu inconnu. Ce découpage procède peut-être d’une volonté de garder une lueur d’espoir mais l’univers étant si sombre à la base, cela suscite plus l’incompréhension du spectateur. Bon nombre de spectateurs ne réalisent d’ailleurs pas, au moment de cette scène, que la pièce s’achève.

Reconnaissons tout de même que certains passages réussissent à entraîner le spectateur dans la fable. L’un des moments forts de la représentation, la longue déclaration passionnée d’Adela, en réponse à sa sœur, qui lui demande si elle aime vraiment José Romano, suscite l’émotion. C’est en se tordant que la comédienne parvient à déclamer, à l’aide d’un vocabulaire riche en métaphores sanguinaires et expressions violentes («Je veux lui arracher la peau et la mettre sur la mienne», «Je le veux tellement que je veux le griffer»,…) son amour pour cet homme et finit par conclure puissamment avec plusieurs «Je te veux». Etrangement, c’est probablement lorsque la mise en scène se rapproche le plus du «style Lorca» que celle-ci fait mouche.

5 décembre 2018


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