Par Brice Torriani
Une critique sur le spectacle :
Automne-Hiver / D’après les textes de Charles Baudelaire et de Jean Racine / Mise en scène et de Yves-Noël Genod / L’Arsenic / du 1 au 4 novembre 2018 / Plus d’infos
Après La Recherche, spectacle inspiré des écrits de Proust, le comédien et metteur en scène Yves-Noël Genod donne voix à ces deux piliers de la littérature que sont Baudelaire et Racine. Bien que parties indépendantes d’un diptyque vorace d’attention, ces deux spectacles se font écho par la sacralisation qu’ils inspirent : celle des textes, mais aussi celle du comédien.
Evolution d’une création qui a vu le jour à Avignon en 2014, Automne invite le spectateur à une écoute des Fleurs du Mal, dans le noir complet. Les multiples sources sonores inondent le public placé au centre de la haute salle de l’Arsenic de la voix profonde de Genod, récitant cette sombre poésie dans l’obscurité la plus totale. On ne redécouvre pas Baudelaire. On l’entend simplement. On le vit à travers cette voix qui nous paraît être celle qui a toujours été la sienne. Enregistré durant la convalescence du metteur en scène, le timbre rocailleux et profond colle comme une peau de pierre à la noirceur des mots. Elle berce de sa virilité fébrile et agonisante, comme si l’outre-tombe s’échappait des pages invisibles. Le bruit de ces pages, les quintes de toux, la respiration lente du lecteur instaurent une atmosphère mêlée d’angoisse et de volupté. Il faut toutefois un temps pour s’adapter, pour s’abandonner à cette voix promise à nous guider deux heures durant.
Une fois les sens apaisés, une fois que l’on comprend la symbolique de la noirceur et de l’obscur, une fois que l’on sourit de ce son qui serpente entre les chaises, l’utilisation de l’obscurité totale perd de son intérêt scénographique. Elle apparaît plutôt comme un prétexte à l’envie du metteur en scène de s’amuser de son public, jouant un peu facilement de son attention. Il le transporte dans des sphères lointaines, par une diction lancinante et traînante, dont le pathos mesuré est subtilement moqué par ses propres réflexions, insérées çà et là entre deux poèmes. Celles-ci relâchent notre attention, que Genod tente très vite de replonger dans cette inquiétante tension, par des moyens parfois grossiers, tels que bruits violents et cris hystériques dignes des plus communs films d’horreur. Une fois ce schéma compris, on se lasse de cette obscurité, qui enserre le public et le force à l’écoute de son ravisseur. Cette privation de sens limite le spectateur dans ses possibilités de lecture du spectacle. Bien que l’absence d’images pousse à la rêverie, il est difficile de débarrasser sa conscience de ses voisins de chaises, de leurs toussotements et leurs exclamations à l’écoute d’un poème qu’ils connaissent. Le partage de l’expérience devient alors une contrainte et le noir un manque, une frustration.
Cette voix paraît comme imposée dans un exhibitionnisme sonore. Celui-ci confine au narcissisme de manière encore plus marquée dans la deuxième pièce. Interprétant une Phèdre parée d’une robe d’or scintillante, en pleine lumière cette fois-ci, Genod déambule au milieu du public qui l’encadre, voyeur, un verre de mousseux à la main, distribué à l’entrée. Le comédien n’incarne ici pas Phèdre elle-même, mais une comédienne l’interprétant, comme le suggère la présence d’un comédien-souffleur ainsi que plusieurs apartés souvent empreints d’humour, qui de plus servent à contrebalancer le rythme pesant de la tragédie. Un rappel à la performance qu’il livre sous nos yeux qui ne peuvent s’en détourner, faute d’autres sources de mouvement.
Mais on aurait tort de s’arrêter à cette surenchère exhibitionniste, tant l’exécution rend honneur au texte. Dans chacun des deux spectacles, Genod flotte entre une réalisation parfaite du geste et de la diction et la moquerie du pathos qu’ils engendrent. Par ses commentaires insérés, par la connivence de son discours avec le public, par les jeux de lumières qui doucement plongent Phèdre dans l’obscurité et exposent les spectateurs, il transforme un moment solennel en un instant de partage. Ce qui dans le premier spectacle entravait l’immersion devient dans le deuxième salvateur, comme si chacun s’entr’aidait à maintenir son attention.
Les deux spectacles invitent à savourer les mots de deux génies. Ils célèbrent une fécondité littéraire qui, dans le noir, fait apparaître, comme sortis de nos rêves, des êtres nus, primitifs, comme naissant de l’explosion des vers de Baudelaire. Des êtres qui, mimant ainsi les thèmes chers au cueilleur de ces fleurs mauvaises, s’aiment d’une froide douceur ou promènent la carcasse de leur solitude muette. Peu à peu, ils se meuvent en squelettes et anges de mort, faisant s’épouser Thanatos et Eros. Le corps s’oppose à l’invisible et l’esthétique exhibitionniste prend alors son sens : face au néant de la mort s’impose la beauté crue de la chair et de la versification.
Automne et Hiver rendent un hommage recherché, travaillé et intense aux maîtres de la mélancolie poétique et de la tragédie glaciale. L’expérience est éprouvante – en particulier si l’on enchaîne les spectacles – mais elle plaît à l’amoureux du beau verbe, grâce notamment à la maîtrise technique de l’espace sonore, de l’adresse et de l’habileté à jouer des codes de genres. Et même si l’effet immersif de l’obscurité s’essouffle trop vite, et malgré le caractère très exhibitionniste de la mise en scène, on ne peut qu’admirer la performance d’acteur titanesque de Genod qui propose ces deux classiques dans une ode à la littérature et à son incarnation.