Meet Fred

Meet Fred

De et par Hijinx Theatre en collaboration avec Blind Summit / Mise en scène de Ben Pettitt-Wade / Théâtre des Marionnettes de Genève / du 15 au 20 novembre 2018 / Critiques par Thubault Hugentobler et Sacha Toupance.


15 novembre 2018

Par Thibault Hugentobler / English version below  / Traduction par Delvinë Racaj

Please tell me who I am

© Rudolph Holger

La compagnie de Cardiff, Hijinx Theatre, présente jusqu’au 20 novembre Meet Fred, une pièce drôle, bouleversante et profondément lucide. Le spectacle, en anglais, traverse la vie de Fred, une marionnette menacée de perdre ses subsides lui permettant de payer les marionnettistes qui le manipulent, tout en questionnant avec une étonnante précision l’absurdité de l’existence, le libre-arbitre ou encore l’injustice sociale. Sans aucune fausse note, préférant l’hilarité aux larmes, le Hijinx Theatre séduit par la maîtrise technique des marionnettistes et la virtuosité de ses comédien·ne·s.

Sur la scène repose une marionnette inanimée. Trois marionnettistes entrent, prennent une profonde inspiration, redressent la marionnette et l’un d’eux commence à parler. Fred prend vie. Très rapidement, il se rend compte de sa terrible condition : être une marionnette l’oblige à recourir à trois marionnettistes pour pouvoir se mouvoir et s’exprimer. Sa panique laisse place à une acceptation difficile, puis il prend conscience du lieu où il se trouve : une scène de théâtre. Le metteur en scène fictionnel lui explique que s’y jouera sa vie et que, même si toute celle-ci est déjà écrite sur les murs en arrière-scène, admettant toutes les combinaisons possibles d’événements, c’est à lui de choisir par quoi il veut commencer.

C’est d’abord dans une agence d’emploi qui frise l’absurde que Fred est confronté à l’injustice. Son interlocuteur enchaîne les propositions insensées qui ne tiennent pas compte de sa condition de marionnette. Le système prime sur la logique ce qui oblige Fred à trouver un emploi s’il ne veut pas perdre ses subsides qui ne lui permettent pas seulement de vivre mais aussi de prendre vie. Plus loin, lors d’un rendez-vous meetic qui tourne au désastre, moins par son incapacité à séduire que par son physique marginal, Fred subit une pression véritable l’empêchant de s’accomplir pleinement en société. « Qui ferait des sandwichs si tout le monde suivait ses rêves ? », lui dit-on, avant de lui asséner un Blame the system comme mantra sociétal désincarné. C’est sans compter le metteur en scène fictif qui l’extrait constamment de ses péripéties pour lui redonner l’illusion d’un libre-arbitre en lui proposant une prochaine aventure. Malmené, Fred émeut autant qu’il amuse. Et c’est le rire du public qui devient à son tour une forme de violence : les spectateurs/spectatrices profitent du malheur d’un marginal pour purger leurs propres désillusions sociétales.

Si la performance des marionnettistes et des comédien·ne·s éblouit le public c’est surtout parce qu’elle repose sur une structure narrative complexe et habilement exécutée. Effectivement, le personnage de Fred évolue dans sa vie tout en ayant conscience du contexte de la représentation qui le met en scène et aspire à s’en extraire pour découvrir le vrai monde. Le personnage du metteur en scène fictif incarné par le metteur en scène réel du spectacle brouille encore plus la perception du contexte de la représentation : il intègre ponctuellement le public et il va et vient régulièrement entre la salle et la scène. Les marionnettistes adoptent eux aussi une posture ambiguë : ils sont artistes réels et fictifs tout en étant employés de et par Fred pour qu’il se meuve et s’exprime. Tout comme la comédienne Lindsey Foster qui révèle à la marionnette l’illusion théâtrale en incarnant à la fois Lucille, rendez-vous meetic de Fred, et  sa propre personne. Même dans sa note d’intention, la porosité entre réalité et fiction est admise, puisque le metteur en scène est à la fois fictif et réel, scéniquement et extrascéniquement impliqué.

Meet Fred séduit aussi par son étrange complicité avec le Manifeste de Gand de Milo Rau, publié en mai dernier, qui sous la forme d’un court texte en dix points proposait un cadre de principe à la création contemporaine. Si tout n’est pas respecté, la similarité est frappante. La pièce tend ainsi à « rendre la représentation elle-même réelle », tout en proposant un processus de création collectif présenté et commenté dans une note d’intention accessible à tout le public.


Hijinx Theatre, a company from Cardiff, presents until the 20th of November Meet Fred, a funny, deeply touching and lucid play. The show goes through Fred’s life, a puppet threatened to lose the allowances which enable him to pay the puppeteers who handle him. It also interrogates with an astonishing exactitude the absurdity of existence, free will or social injustices. Preferring laughter to tears, the Hijinx Theatre seduces by its puppeteers’ and comedians’ skills.

On the stage lies an unconscious puppet. Three puppeteers come in, take a deep breath. Together, they hold a puppet up straight. One of them starts to talk: Fred is coming alive. Quickly, he discovers his terrible condition: being a puppet requires him to be handled by three puppeteers in order to move and to talk. His panic gives way to a hard acceptance. Then he realizes that he stands on a stage. The fictional director explains to him that his life will take place on this stage and shows him the future steps of his existence as they are already mapped out at the back of the stage. It’s the puppet’s choice to decide where he wants to start.

To begin with, Fred attends an absurd interview at a job centre and faces injustice. The adviser makes him nonsense suggestions that don’t take into account his puppet condition. Since the system takes precedence over logic, Fred is forced to find a job in order to keep his allowances that not only enable him to live but also to come alive. Later, during a meetic date that takes a disastrous turn, less because of his incapacity to seduce than his marginal physique, Fred is under a real pressure preventing him to be fulfilled in his life. « Who would make sandwiches if everybody followed its dreams? », the job center adviser tells him, before hitting him with a disincarnated societal mantra – « Blame the system ». On top of that, the fictional director endlessly draws him out of his tribulations to give him a semblance of free will and propose him new life’s adventures. Mistreated, Fred moves us as much as he entertains. The public’s laughter almost becomes a form of violence: the audience takes profit from a marginal person’s misfortune in order to purge its societal disenchantment.

The puppeteers’ and comedians’ performance awed the public particularly because it rests on a skillfully executed and complex narrative structure. Indeed, Fred’s character evolves in life with awareness of the dramatic framework that stages him. Furthermore, he aspires to escape from his life in order to discover the real world. The fictional director character played by the actual director interferes even more with the framework: he periodically interacts with the public and goes back and forth between the audience and the stage. The puppeteers also adopt an ambiguous stance: they are both real and fictional artists, and at the same time they become Fred’s employees. The same is true for Lindsey Foster who reveals dramatic illusion while playing Lucille, Fred’s meetic date, and her true self. Even in the director’s note, the porosity between reality and fiction is admitted because the director himself is wandering between his fictional and true self, at once theatrically and extratheatrically involved.

Meet Fred also seduces by its surprising affinity with Milo Rau’s Manifeste de Gand. This short text published in May 2018 offers a ten-point framework of principles for contemporary dramatic creation. Meet Fred doesn’t obey to all propositions but the similarity is gripping. The show tends towards a performance that is itself real, namely by proposing a collective creative process as introduced and commented in the director’s notes.

15 novembre 2018

Par Thibault Hugentobler / Version française au-dessus  / Traduction par Delvinë Racaj


15 novembre 2018

“Don’t blame me Fred, blame the system”

© Rudolph Holger

Avec Meet Fred, la compagnie Hijinx Theatre offre un spectacle de marionnettes électrique. Par l’entrain d’une écriture folle, la représentation donne à voir la vie de Fred, un simple pantin aux aspirations banales. Soumis aux contraintes du bunraku, une pratique de théâtre japonaise où la marionnette est ostensiblement manipulée par six mains, Fred verra des obstacles se creuser à chaque étape d’une existence marquée par cette infirmité marionnettique. 

Fred sort de sa boîte : ainsi débute pour lui une véritable quête identitaire, à laquelle viendront se greffer les problèmes d’une vie au sein d’un système social qui, une fois dépouillé de tout ce qui lui attribue son évidence imparable, paraît dénué de sens. Pourtant, Fred n’exprime qu’un souhait, celui d’être un « regular guy ». Difficile d’y parvenir, lorsque, pour déplacer le moindre de ses muscles, pour prendre parole, trois manipulateurs doivent opérer.

« You’re just a puppet »

Hijinx est une compagnie théâtrale anglophone qui appelle à la pratique d’un théâtre inclusif, offrant une scène à des acteurs atteints d’infirmités. Si le spectacle donne à voir un parallèle brillant avec la situation de handicap, on lui trouve aussi une résonnance universelle.

Fred est en fait l’acteur d’une pièce, celle de sa vie. Le metteur en scène ne cesse d’intervenir sur scène, lui donne l’impératif de vivre, de suivre son parcours. Car tout autour, sur de grands murs noirs, c’est sa vie qui se trouve inscrite à la craie, en un brouillon confus de flèches et de cercles. Le spectacle se déroule, et petit à petit, les événements du grand tableau sont validés d’un trait. La vie de Fred, une check-list, se trouve résumée dans des griffonnages qui donnent à lire ce qui s’est déroulé et ce qui reste à venir. Malgré l’inscription de son destin, Fred ne sait pas ce qu’il doit faire, ce qu’il va faire. À ses rêves s’opposent des interdits pratiques ; la nécessité de se battre pour conserver ses trois marionnettistes, sous peine d’en perdre un et, inévitablement, de perdre l’une de ses facultés motrices.

Bien que la pièce prenne un malin plaisir à se jouer du dispositif théâtral – à confondre personnages et acteurs, à faire des marrionnettistes des personnages, à s’adresser au public – l’immersion reste complète. On se surprend à s’émouvoir des malheurs d’un bonhomme de coton. C’est que le parcours du pantin est touchant… mais aussi risible. On regrette toutefois certains moments où la représentation semble être bloquée dans un registre du pathétique et use de clichés dans les phases mélancoliques de Fred dont on déplore la facilité. Cela fonctionne tout de même auprès d’un public qui ne peut retenir son rire ; car tout au long de la représentation, par les hauts comme les bas de la vie de Fred, l’hilarité est assurée.

Fred s’accroche, tombe, vole et court : le rythme est fou, le geste des marionnettistes audacieusement bien mené, quand on sait qu’il faut plus d’une décennie à un professionnel du bunraku pour maîtriser son art. La technique ne manque pas de fasciner. Il est alors si beau de voir trois hommes insuffler la vie à une si simple marionnette. Car Fred n’est qu’une regular puppet, sans ornement, sans rien que des morceaux de tissus blancs mis ensemble. Pourtant, les trois couples de mains, par une combinaison de gestes harmonieux, donnent à voir un souffle vif et coloré.

D’une rapidité folle, en une petite heure et demie, Meet Fred aborde une pluralité de thématiques existentielles. Hijinx révèle et exploite brillamment les potentialités de l’art des marionnettes. Le spectacle apparaît comme une critique sociale, rendue saillante par le dispositif théâtral même.

15 novembre 2018


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