Par Jade Lambelet
Une critique sur le spectacle :
L’hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains / Texte de Philippe Dorin / Mise en scène de Matthias Urban / Le Petit Théâtre / du 31 octobre au 18 novembre 2018 / Plus d’infos
En hiver, « on ne peut pas faire trop de chichis ». Que nous reste-t-il de plus que nos mains et nos pieds glacés, que la stérilité de la nature, ses paysages déshabillés et l’espoir de retrouver enfin « un petit jour d’été, comme une petite pièce d’or [qu’on aurait] trouvée au fond de [notre] poche » ? Plus fort que le sinistre froid qui ronge nos membres, au-delà de l’angoissante fatigue de la terre, il y a les mots, les rêves et la profondeur d’un cœur d’enfant qui se joue du monde à sa guise, comme sur la scène d’un théâtre. Reconquérir l’imaginaire de l’enfance pour le transposer sur scène et en explorer les potentialités hautement poétiques et philosophiques, c’est ce que propose Matthias Urban dans son dernier spectacle, mise en scène de la pièce de Philippe Dorin qui reçut le Molière du meilleur Spectacle Jeune Public en 2008.
L’hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains est l’histoire de toutes les histoires, la fable des fables. C’est l’histoire que chaque enfant un jour a racontée, sans bride, sans filtre, avec toute la véhémence, la candeur et l’innocence de sa parole. Une maman, un papa puis une petite fille et un petit garçon, leur maison et l’arbre du jardin. À deux d’abord, l’homme et la femme abandonnés dans ce néant, isolés du monde matériel et organique doivent unir leurs forces pour se construire un toit, apaiser leur faim, tenter de dormir malgré la neige et l’impossibilité de s’allonger, vaincre la fragilité de l’existence. Car ici, ce n’est pas seulement la nature qui se fragilise en raison de la froide saison mais ce sont aussi les liens qui unissent les individus, leurs corps, leur amour, leurs idées et leurs croyances. Et la fragilité est telle qu’elle en vient à envahir jusqu’à la scène et son plancher.
Dans leurs salopettes d’artisans – évoquant tout à la fois la figure du maçon et celle du peintre – les personnages piochent parmi les morceaux de bois mal emboîtés qui recouvrent le sol pour fabriquer tantôt des chaises, une table, tantôt une hache, une guitare ou un petit cheval à bascule. De rien, ils façonnent tout un monde comme l’enfant qui se suffit de quelques branches d’arbres et d’une poignée de cailloux pour édifier un univers au lyrisme sans borne. Sur scène, la création n’a de limite que celles de l’imagination car même le plus fragile et le plus dépouillé devient ici source de vie. Si l’homme et la femme s’inquiètent en permanence du créateur-écrivain de leur histoire, le geste de création ne cesse d’être invoqué tout au long du spectacle et de sa scénographie par le biais d’une multitude d’images allégoriques (le plancher modulable, les marionnettes) qui filent une longue métaphore de l’art et du théâtre. Car le théâtre c’est cela aussi : construire et déconstruire des histoires, assembler les gestes, les mots, les voix et les corps et faire d’une scène vide le lieu de tous les possibles.
Matthias Urban s’empare du texte de Philippe Dorin pour donner corps et vie à cette poésie évocatrice des plus grandes richesses de l’enfance. Aussi bien le dramaturge – lorsqu’il rédige sa pièce en 2007 – que le metteur en scène – presque dix ans plus tard – ont su retrouver et écouter enfoui en eux leur cœur d’enfant pour le décadenasser et laisser s’exprimer toute la magie que ce dernier recèle. Si le texte dit déjà, par l’absurdité de ses répliques prêtées à des adultes les mécanismes de narration que déploient les enfants lorsqu’ils racontent des histoires, la mise en scène vient sublimer ce geste dans un décor qui rappelle les premiers dessins aux traits naïfs et bancals des touts-petits. Et le palais d’artiste du metteur en scène ne semble pas avoir perdu l’appétit gourmand et passionné d’une prime jeunesse : dans sa création, Matthias Urban fait voyager ses spectateurs du théâtre d’ombre au burlesque en passant par la pantomime et le théâtre de marionnettes. Transporté par la cadence rythmée du récit (tant par sa chronologie que par les changements de registres), le jeune et le moins jeune public rient de bon cœur des nombreux ressorts comiques qui parsèment l’ensemble du spectacle faisant de l’hiver de cette famille une saison plus belle et plus radieuse que le plus illustre des printemps.
Véritable ode à l’enfance, L’hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains s’adresse à toutes les générations. Le spectacle s’immisce dans l’imaginaire des plus jeunes pour lui donner forme, y recréer son décor et invite les plus grands à replonger dans les abysses de leurs premiers printemps, à dépoussiérer la malle qui abrite les fictions de leur imaginaire d’antan. Hors de la salle, le spectacle continue : nous sommes cet écrivain, à nous d’écrire l’histoire. Comme les enfants, faisons de nos vies et du monde qui nous entoure un spectacle.