Variations sur un temps
Texte de David Ives / Traduction de Maryse Warda / Mise en scène de Julien Schmutz / Théâtre des Osses / du 29 septembre au 21 octobre 2018 / Critique par Nadège Parent et Natacha Gallandat.
29 septembre 2018
Par Nadège Parent
Attachez vos ceintures !
Présenter cinq pièces avec seulement six comédiens, en un seul spectacle : c’est le défi que proposait le dramaturge américain David Ives dans son All in the Timing (1993) et que relève brillamment le metteur en scène Julien Schmutz, co-fondateur de la compagnie Le Magnifique Théâtre. Entraînés dans un voyage spatio-temporel déjouant toute chronologie et conquis par la palette de personnages évoluant selon un rythme millimétré, nous n’avons qu’un regret : que l’on ne puisse pas arrêter le temps pour savourer deux ou trois saynètes supplémentaires !
C’est à travers cinq tableaux explorant des temporalités discontinues que Julien Schmutz fait entrer le spectateur dans l’univers humoristique et étrange – voire absurde – de David Ives. Ce voyage temporel prend place devant un décor sobre, composé d’un mur lumineux dressé au fond de la scène. Dans le premier tableau, le spectateur est invité à explorer une réalité temporelle multiple aux côtés de Laura, une jeune femme en plein déménagement qui se trouve projetée dans un entremêlement de plusieurs époques (que le travail sur les costumes permet de distinguer). Le deuxième tableau se déroule au minigolf : on y accompagne le séducteur Chuck au cours de trois rendez-vous galants temporellement distincts, mais mis en scène simultanément avec les six comédiens. Le comique repose sur des échanges particulièrement rythmés et précis : les répliques de séduction répétées à l’identique, reprises en écho ou prononcées à l’unisson dans les trois scènes, les cafouillages de Chuck, les réactions diverses des interlocutrices ainsi que les mimes et bruitages des mouvements de clubs et de balles font de cet épisode l’un des plus mémorables du spectacle. À la fin de cette scène, le mur lumineux maintient le plateau dans une semi-clarté permettant aux spectateurs d’assister à la préparation du tableau suivant et notamment au changement de costume de l’une des comédiennes qui s’effectue non pas en coulisse mais aux yeux du public. Si le spectacle de ces ombres mouvantes a quelque chose de poétique, il a aussi le mérite d’attiser la curiosité du public, de donner du rythme entre les deux tableaux et de faire apparaître le travail de métamorphose des six comédiens tout au long du spectacle, qui assurent à eux seuls la prise en charge de vingt et un rôles au total. Ce troisième tableau propulse alors le spectateur en compagnie d’Al et Marc dans l’univers atemporel et excentrique du Philadelphie où ce que l’on désire ne peut être obtenu qu’en demandant explicitement le contraire. La fantaisie est également à l’honneur dans le quatrième tableau où la scène se déroule au ralenti le temps d’une pièce musicale insolite, élaborée à partir de quelques mots échangés dans une boulangerie. En parodiant le genre de la comédie musicale et en s’inspirant de la musique répétitive et minimaliste du compositeur américain Philip Glass, cet épisode produit un jeu rythmique et itératif suspendant le temps autant sur scène que dans la salle, tant le public semble captivé. La rencontre de Ben et Benedicte fait enfin l’objet d’un ultime tableau, où le temps est rembobiné à chaque fois que les protagonistes s’expriment maladroitement, jusqu’à jouer la parfaite rencontre amoureuse. L’enchaînement de répliques variant subtilement sur le plan textuel et tonal dans un rythme soutenu est admirablement exécuté.
Explorant autant de possibilités qu’offre le théâtre de jouer sur la temporalité, le voyage que propose Variations sur un temps vaut ainsi la peine d’être vécu en chair et en Osses ! Ultime miracle temporel : les 90 minutes s’écoulent sans qu’on ne s’en aperçoive et le spectacle s’arrête alors qu’il semblait à peine avoir commencé.
29 septembre 2018
Par Nadège Parent
29 septembre 2018
À Contretemps
S’interroger sur la notion de temps, sur son impact dans les destinées en expérimentant différentes déformations de la temporalité, c’est ce que propose d’explorer la comédie Variations sur un temps, mise en scène par Julien Schmutz d’après un texte de David Ives.
Le Théâtre des Osses commence sa saison en coproduisant avec la compagnie Le Magnifique Théâtre une comédie, Variations sur un temps, mise en scène par Julien Schmutz à partir de cinq des quatorze pièces du recueil de l’écrivain américain David Ives, All in the timing. Julien Schmutz, Michel Lavoie et Maryse Warda, qui avait fait une traduction de la pièce de David Ives en québécois, en proposent ici une adaptation dans un français international.
Les cinq tableaux offrent autant de situations qui défient la linéarité du temps. Que celui-ci soit remonté, suspendu ou distordu, les événements s’en trouvent modifiés, les personnages changés, les histoires contrariées.
Ainsi, dans la première scène intitulée « Ailleurs, il y a longtemps », Laura, occupée à finir les cartons de son déménagement, s’interroge sur la réalité de son existence, sur sa présence dans l’ici et le maintenant. Elle se heurte à l’incompréhension de son mari, Tom, dont les préoccupations touchent seulement au repas du soir. Une tension s’installe entre les deux personnages qui ne communiquent pas sur le même niveau. Même le débit et le rythme de parole marquent le décalage entre eux. Tout bascule lorsque l’ancien locataire, vieil homme ployé sous l’âge, revient dans cet appartement où il vécut une grande histoire amoureuse. Cette rencontre projette Laura dans un autre espace-temps.
Les tableaux s’enchaînent, complètement dissociés les uns des autres. Il n’y a pas d’autre fil conducteur que celui d’explorer les distorsions temporelles auxquelles sont soumis les personnages, et les possibilités multiples qu’offre le décor, réalisé par Valère Girardin : un mur composé d’un ensemble de panneaux lumineux, dont certains pivotent, et qui occupe toute la largeur de la scène. Il permet non seulement de figurer les divers lieux mais aussi d’assurer la transition entre chaque scène. Tour à tour chambre, café, mini-golf, il constitue la porte sur les différents mondes, les différents temps parcourus par les personnages. Résolument électronique, la musique – composée spécialement par François Gendre – se fait complément des sauts dans le temps. Prenant parfois même la forme d’une performance artistique complète, musique et décor se fondent ensemble, dans un volume sonore parfois très élevé pour les premiers rangs.
Les costumes, créés par Eléonore Cassaigneau, sont pensés pour accompagner les comédiens tout au long de la représentation. Au gré des personnages, ils évoluent, se rallongent, se raccourcissent, se parent de poches, de cols ou de gilets. Alliés à des perruques sélectionnées par Emmanuelle Olivet-Pellegrin, ils informent sur la période temporelle traversée de manière subtile et donnent des indications sur le milieu social des personnages.
Certains personnages sont joués sur un mode caricatural – ils sont attribués pour la plupart à Yves Jenny – d’autres sont incarnés de façon plus réaliste. On regrette de ne pas comprendre vraiment ce qui justifie ici cette distinction, qui produit parfois un effet de hiatus. Dans tous les cas toutefois, le jeu repose sur des glissements subtils au sein d’une palette d’émotions saisissantes, du désespoir à l’assurance, par exemple, pour le personnage de Mark qu’incarne Nicolas Rossier, de la mélancolie profonde à la joie intense pour Céline Goormaghtigh dans le rôle de Laura ou dans la dérive de la timidité à l’audace chez Michel Lavoie et Céline Cesa.
Outre ces performances des comédiens et la scénographie ingénieuse qui permet ces reconfigurations temporelles, saluons aussi, sur un tout autre plan, la volonté du Théâtre des Osses de permettre l’accès au théâtre à un public qui n’en aurait pas l’occasion autrement en instaurant les « Billets suspendus », offerts par des donateurs (don partiel ou valeur complète d’un billet) et réattribués cette année à des mères dont la condition de vie ne permet pas le luxe d’une soirée au théâtre.
29 septembre 2018