Par Noé Maggetti
Une critique sur le spectacle :
F(l)ammes / D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Plus d’infos
Témoignages successifs de femmes issues de quartiers français « sensibles », F(l)ammes, spectacle d’Ahmed Madani rencontrant un succès important en France depuis près de deux ans, fait une escale au TKM. Enflammé, le discours des protagonistes est porteur d’une soif de liberté, et met en avant par le biais d’un humour sans complexes la nécessité de prendre en compte l’intersectionnalité au sein des luttes politiques.
F(l)ammes, ce sont dix jeunes femmes issues de l’immigration qui exposent, l’une après l’autre, leur trajectoire de vie dans des quartiers considérés comme « difficiles ». Aucune d’entre elles n’est une actrice professionnelle : Ahmed Madani les a choisies pour leur personnalité parmi plus d’une centaine de candidates issues des banlieues, qu’il a rencontrées avant même de commencer l’écriture de son spectacle. Celle-ci s’est faite à partir des récits de celles qu’il a sélectionnées pour incarner le second volet de sa trilogie politique, initiée en 2012 avec Illumination(s). Devant une salle comble, ces femmes évoquent donc, avec un naturel décontenançant, leurs propres expériences dans leur milieu d’origine, retraçant des morceaux de vie parfois tragiques, toujours touchants. Le spectacle évite habilement l’écueil de la dramatisation : en effet, le sujet est traité avec une certaine autodérision, au sein d’un dispositif scénique rappelant le one man show, s’appuyant principalement sur un micro situé sur le devant de la scène et sur un éclairage en douche. Sous forme de monologues, Ludivine, Chirine, Inès et leurs complices évoquent avec un humour décomplexé leurs liens avec leurs origines, leur famille, leurs traditions, tout en soulevant la question de leur place dans la société française. Le spectateur assiste au récit de parcours individuels, mais ressent également la puissance d’une lutte commune à toutes ces protagonistes, qui s’expriment dans la même perspective : la libération des femmes et l’égalité entre les genres. Une volonté de révolte se dégage du spectacle, passant par le biais d’un rire libérateur : dès les premières phrases, l’ironie des protagonistes fait mouche, et semble convaincre un public qui rit de bon cœur.
Cependant, sous le couvert de la légèreté de ce qu’on pourrait désigner comme un ten women show, les personnages déploient des réflexions sur des sujets de société aussi importants que l’excision, la maternité, ou encore le racisme. F(l)ammes en devient un spectacle profondément politique, relevant de la lutte intersectionnelle : ce n’est pas seulement une ode à l’égalité des genres, mais aussi un appel au respect des différences ethniques, culturelles, religieuses et sociales. En effet, les propos ne portent pas uniquement sur la situation des femmes en France et ailleurs : sont également mis en scène les désaccords entre personnes racisées à propos de leur propre statut dans la société, les jugements stéréotypés émis à l’encontre des femmes portant le voile, ou encore les difficultés financières souvent associées aux quartiers desquels ces femmes sont issues. F(l)ammes est un projet féministe, mais pas seulement : son propos central est exprimé dès les premières phrases, prononcées par Ludivine, qui raconte qu’un professeur de français lui avait donné comme viatique la phrase « n’aie jamais honte d’où tu viens ». Conseil dont le spectacle est une forme de mise en pratique : c’est une envie de liberté qui domine dans le discours de ces femmes, la volonté de pouvoir s’exprimer sans barrages pour mettre en lumière la singularité de leur parcours et leur lutte quotidienne face à une société souvent sexiste et intolérante.
Le spectacle insiste par ailleurs sur la nécessité de prendre la parole pour rendre visible une réalité d’ordinaire dissimulée, le quotidien dans les banlieues. Prise de parole qui s’avère centrale, car c’est la voix de ces femmes, pleine d’énergie, qui meuble une scène au décor minimaliste : neuf chaises, dans l’arrière scène, sur lesquelles celles qui ne parlent pas sont assises, comme à l’écoute de celle d’entre elles qui s’exprime. De plus, leur discours sort volontiers le spectateur de sa zone de confort : adresse à l’assistance, interactions avec elle, illumination de la salle entière permettant aux actrices de croiser le regard des gens, autant de stratégies pour brouiller la distinction entre l’espace scénique et le public. Ce dernier est ainsi intégré à la pièce, ce qui le rend d’autant plus sensible aux témoignages qui lui sont livrés.
La puissance socio-politique du spectacle est encore renforcée par sa dimension poétique, portée par des choix esthétiques forts : les monologues sont entrecoupés de performances chantées ou dansées, jouant avec la corporalité et s’appuyant souvent sur des jeux d’ombres, les formes des corps volontiers projetées sur le fond blanc qui sert de décor global à la pièce. Est également intégrée à la représentation la projection d’images des protagonistes seules ou en groupe, posant souvent dans un décor de verdure. Ce dernier s’offre presque comme une métaphore de l’espace de liberté qu’offre à ces dix femmes l’entreprise théâtrale dans laquelle elles se sont engagées.
F(l)ammes manifeste ainsi l’une des possibilités politiques du spectacle théâtral : évitant le ton grave souvent associé aux thématiques qu’il aborde, le spectacle conserve la force du témoignage dans un texte plein d’humour. Celui-ci dissémine progressivement, par touches subtiles, un message de tolérance, et incite celles qui sont (trop) souvent contraintes au silence à prendre la parole.