Viens, vis et deviens

Par Thibault Hugentobler

Une critique sur le spectacle :
F(l)ammes / D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Plus d’infos

© Madani Compagnie

F(l)ammes donne à entendre les expériences de vie de dix femmes habitant la banlieue parisienne. À travers leurs récits, isolés ou entremêlés, les comédiennes rendent compte de l’universalité de ce qu’elles ont vécu, entre aspiration et confrontation. La scène devient alors le réceptacle d’une voix multiple, d’une révolte en devenir.

« I’ve got life and nobody’s gonna take it away » (Nina Simone)

Elles sont dix. Elles s’avancent tour à tour pour livrer en une dizaine de minutes un pan de leur histoire, de leur condition, de leurs expériences,… Elles sourient, enragent, provoquent, accueillent, questionnent puis dansent et chantent. Elles sont une, elles sont ce cri périphérique qui ébranle et renverse. Elles sont une révolte, un feu brûlant de vitalité.

L’espace dépositaire de ces récits adopte la forme d’un cube blanc dont seules deux faces sont visibles, en arrière-scène et sur le sol ; les autres se devinent évitant d’empiéter physiquement sur la circulation des comédiennes. Neuf chaises sont alignées au fond et un micro sur pied est posé en bord de scène. Le/la spectateur/trice découvre par cette installation le caractère de témoignage du spectacle qui débute sous ses yeux. Le cube devient, par l’entremise d’une voix off, différents lieux, différents temps accueillant un instant toutes et chacune des femmes.

Si au premier abord, la pièce adopte la forme d’un enchaînement de témoignages, le ton change rapidement vers un discours plus universel, physique et incisif. Par un procédé astucieux, le déroulement de la pièce est altéré par la réaction de l’une des comédiennes. Depuis le public, celle-ci s’insurge contre la teneur personnelle des témoignages. Avec l’aide du personnel de salle, c’est à la fois l’illusion théâtrale qui est brisée mais aussi le cube, l’espace dépositaire des récits installé au début. La comédienne se lève, crie, on lui demande de sortir mais elle s’élance sur la scène, suivie de près par une autre comédienne et des placeurs. Interpelées, les comédiennes déjà sur scène se lèvent et sont vite secondées par celles qui sont encore en coulisses. Le cube devient espace de dispute, de mise en dialogue des singularités. On y parle d’appartenance, de conditionnement, de domination, on recentre le propos et la dynamique de la pièce. Les dix femmes s’approprient alors la scène, elles font du cube leur espace de parole. Elles s’allient dans l’universalité et dans la différence de leurs expériences.

La dispute marque un point de bascule. Les comédiennes investissent activement la scène, refusant la logique imposée par le premier mode opératoire. Elles se soutiennent les unes et les autres, devenant karateka, soldat au garde à vous, chœur ou danseuse. Il ne s’agit plus d’assister, mais de faire vivre le discours, de symboliser une révolte, un cri du c(h)œur face à la domination. La parole devient une arme.

Présentant son projet, Ahmed Madani met en avant une écriture basée sur l’immersion. Les dix femmes sont à l’origine du texte, basant leur discours sur leur vie. S’agissant d’une création intégrée à la trilogie Face à leur destin et en tournée depuis 2016 dont le texte a été publié, il serait bon de se demander dans quelle mesure la performance fictionnalise la réalité de ces femmes. En effet, s’il y a discours rapporté, répété chaque soir, il y a aussi comédiennes et personnages. Seulement, avec F(l)ammes la frontière est fine. D’un côté, le procédé de mise en scène donne à voir une pièce traitant de la vie de dix femmes issues de banlieues dites « sensibles » ; les personnages sont invités à témoigner, à converser, à s’exprimer frontalement, à ironiser sur leur condition. D’un autre côté, en brisant le quatrième mur de l’extérieur, et par extension le cube, les comédiennes donnent à cette soirée de témoignages fictionnels une toute autre saveur. Les personnages subsistent et habitent la pièce sur scène et sur le papier ; dans le public, les deux comédiennes qui troublent le bon déroulement du spectacle se confrontent à la réalité de l’instant de représentation.

F(l)ammes se conclut sur un message d’égalité et de liberté. En prenant le contrôle de la scène, les comédiennes permettent à leurs personnages de se réapproprier leurs discours. Ce ne sont plus de simples témoignages mais bien des coups de pieds dans la fourmilière sociétale ; ce ne sont plus des paroles dispersées mais un tissage d’expériences diverses. Un magma en fusion déjouant la logique du cube qui se vide de son micro, de ses chaises et devient espace de liberté, de joie et de danse. Renversant.