Par Océane Forster
Une critique sur le spectacle :
All can be softer / Texte et mise en scène de Renée Van Trier / Théâtre Saint-Gervais / du 06 au 07 octobre 2018 / Plus d’infos
Son parcours est impressionnant. L’artiste polymédiale Renée Van Trier s’est produite partout, a exposé, joué chanté à Amsterdam, Rotterdam, Paris, Los Angeles, Xiamen, Berlin, Lausanne, et ce soir-là, à Genève, au Théâtre Saint-Gervais. Sa dernière création, performance surprenante et inclassable, propose un aperçu des possibilités infinies qu’offre le mélange des arts portés, sans hiérarchie, à la scène.
À l’arrivée des spectateurs, une silhouette sombre est déjà là, dans le lointain, sur le plateau nu. Elle offre son dos au public, qui se tient dans la lumière. Lorsque la salle s’obscurcit, un ovale projeté sur le mur du fond entoure le corps menu de la performeuse. Comme un ovule sombre, il se déforme, se rétracte et s’étend. Un vacarme assourdissant fait trembler les chairs, celles qui entourent la bouche particulièrement, les parois du nez, et des tympans. Deux spectatrices se bouchent les oreilles. Plus tard elles quitteront la salle.
Le public était averti : il fallait être intrépide pour vouloir se laisser embarquer dans le spectacle délirant mystico-punk proposé par Renée Van Trier. En effet, si l’originalité et l’excentricité qui a déferlé sur le plateau en a subjugué plus d’un, d’autres sont restés très perplexes face à la proposition.
La performeuse, farfadet mutin et anarchiste, prend, sur scène, toutes les libertés. Qu’il soit masqué par une ombre de la projection, ou qu’elle tourne le dos au public comme un Jim Morrison miniature, la plupart du temps son visage reste mystérieux, entrevu seulement. Mais ce n’est pas par gêne. Sous les yeux du public elle semble créer sa chorégraphie, vérifier son effet. Avec une certaine jubilation elle s’offre un moment d’exhibition, comme on danserait devant son miroir, comme si elle ne se préoccupait du public que ponctuellement.
En ombre chinoise elle se regarde grandir, évoluer, se rapetisser… Le travail sur sa propre corporalité se devine, elle est comme froissée, tous les muscles tendus pour ramener les membres au petit. Chercher ainsi à n’occuper qu’une toute petite fraction de l’espace. Les gestes aussi sont petits, ils avancent avec le son, mais chétifs, tremblants. Comme si le corps était vieux, aussi vieux, quoique que ces univers n’aient rien à voir, que celui des sœurs de la Scortecata de Emma Dante, dont la précision du travail de corps marque aussi par sa minutie. Dans ces usages du corps de l’acteur, il y a de l’acrobatique dans la fragilité.
Et puis elle grandit, explose. Sa voix aussi.
La performance, ultra-contemporaine, mêle art numérique, peinture, chorégraphie, et comporte pour seul texte des chants aux paroles répétitives.
Autant dans les musées que dans les salles de spectacle, la transmédialité semble constituer une formidable possibilité de proposer une expérience englobante qui rappelle un certain fantasme « d’art total ». Des artistes comme Massimo Furlan, proposant des représentations/installations tels que Après la fin, les congrès – lieu de récits puis de silences scénographiés – et des installations/performances comme Fortuna – où le spectateur déambule entre les comédiens – font usage, eux aussi de la jonction de plusieurs paradigmes de représentation.
La richesse qui découle de cette recherche artistique élargie, qui se propose de casser les petites cases des filières d’académie, est un régal pour le spectateur amateur d’art contemporain (et donc de théâtre contemporain, si nous gommons ici la distinction). Ce dernier aura le bonheur d’entrevoir de nombreuses inspirations dans le visuel et la partition sonore de All can be softer. La voix rappelle par moment celle de Björk, dont la bizarrerie fait écho à l’univers de l’artiste, ou peut-être quelque chose de Wanda Jackson, mêlée à Patty Waters… Projeté, un fond dessiné en quelques traits d’apparence enfantins, sur lequel ces mots sont inscrits « Will you buy me a castel ? / How big ? », renvoie aux travaux de Basquiat, une animation donne à voir la coupe d’un œil comme dans Un chien andalou de Luis Buñuel… Sans doute un œil averti saura encore voir bien plus de références.
Cette pièce-performance qui peut avoir des allures autotélique est le lieu d’une recherche ancrée dans la culture visuelle contemporaine et d’un plaisir du faire. Plaisir qui, dans l’idéal, déteint et atteint le public, si celui-ci se prête au jeu.