Par Océane Forster
Une critique sur le spectacle :
Mais qui sont ces gens ? / De Marion Pulver / Mise en scène de Julien George / Théâtre du Loup / du 5 au 21 octobre 2018 / Plus d’infos
Dans l’esprit du vaudeville, Mais qui sont ces gens ? est une pièce commandée à Manon Pulver par le metteur en scène Julien George pour cinq comédiens de L’Autre Cie. Cinq amis qui se connaissent depuis toujours y renouvellent leur tradition : se retrouver une année sur deux au nouvel an pour balayer ensemble l’année écoulée. Mais cette fois-ci, sous l’œil unique et poussiéreux du vieux téléphone à cadran, les nouvelles technologies vont semer le trouble parmi les coupes de champagne. Dans la lumière blafarde des écrans de téléphones portables, les défauts semblent s’enlaidir à tel point qu’une mise à jour s’impose à leur amitié.
La mise en scène de Julien George s’inscrit dans la tradition d’un théâtre au premier degré, qui ne se réfléchit pas en tant que tel, où le décor a une fonction purement réaliste, posant clairement le cadre du jeu. Les acteurs sont la plupart du temps en coprésence sur le plateau. Leurs caractères sont linéaires, explicités par un jeu qui converge avec le texte. L’héritier cynique, la joviale amie de toujours, le coiffeur détaché, le comédien névrosé, la thérapeute végane, enfermés dans un bouillon de non-dits et de comptes à régler : la recette est connue, reste à savoir si elle peut encore fonctionner.
La scénographie pose le décor d’un salon dans une maison confortable, isolée dans la campagne. Au fur et à mesure qu’ils arrivent, les personnages se présentent au public dans un aparté marqué d’une douche de lumière, dispositif explicitement artificiel qui sera le seul de la représentation à briser l’illusion du quatrième mur. La problématique que le dramaturge et le metteur en scène souhaitent explorer est claire : les téléphones portables sont les nouveaux garants de l’intimité, qui, parfois honteuse, ne se partage pas avec les amis, même proches. La liberté et la discrétion qu’ils permettent font de chacun un dissimulateur, et donc un suspect potentiel. Dès lors, que se passe-t-il quand, dans la louable intention de rétablir le contact non-numérique entre amis, cette intimité se retrouve sur la sellette ? Si nous connaissions tout de nos proches, les aimerions-nous quand même ? La transparence franche est-elle un facteur d’amitié ou faut-il privilégier une bienséance qui garantit l’harmonie, au péril de l’hypocrisie voire du mensonge ?
Le choix du style d’écriture et du type de représentation s’éclaire en lisant le constat que fait Manon Pulver : « Dans la tradition du théâtre de boulevard, les amants se cachent dans les placards. Aujourd’hui force est de constater que c’est désormais à nos portables qu’il revient d’héberger nos secrets. » Pourtant même si l’idée de faire des téléphones portables l’équivalent contemporain des placards d’antan – omniprésents dans les vaudevilles – semble novatrice, il flotte comme un sentiment de déjà-vu.
Quelque part entre le Dîner de Con (par ailleurs explicitement cité dans la pièce) et Le Prénom (dont le succès sur la toile est encore incandescent), ce huis-clos ne donne pas vraiment dans l’inédit. On y retrouve le schéma d’une joyeuse réunion qui vire à la dispute à cause de la découverte d’une relation amoureuse controversée. De plus, la mise en jeu qui, comme dans ce type de cinéma français, donne à voir des déplacements et une énonciation qui se veulent naturelles, ne démarque pas fondamentalement ce spectacle d’un autre.
C’est plutôt en tant qu’elle cherche à faire passer un moment plaisant et distrayant que cette création déploie le mieux ses qualités. Ce spectacle, par des textes drôles à la fois dans l’évocation du quotidien technologique que nous vivons (Whatsapp, Wifi, et autre vocabulaire contemporain) et dans la création de types comiques, fait rire de bon cœur. Mais ce qui fonctionne, amuse, et enthousiasme dans le théâtre de boulevard, c’est aussi et surtout le jeu des comédiens. Ici, ils sont cinq sur scène, Laurent Deshusses, Etienne Fague, Camille Figuereo, Mariama Sylla et Julien Tsongas. Leur connivence manifeste, que revendique la compagnie L’Autre Cie, vient certainement du fait que, selon leur propre formule, elle « cultive un certain esprit de troupe et entretient un compagnonnage fort et durable avec plusieurs artistes et collaborateurs à travers ses différents projets ». Ils ont leur personnage dans la carne. Devant le public, ils se livrent à un virtuose match de ping pong verbal. Les répliques s’enchaînent avec la fluidité et le désordre d’une conversation quotidienne entre amis, et garantissent l’énergie et la tension de la représentation. Le rythme endiablé et le répondant d’une troupe qui se connaît bien et a plaisir à jouer ensemble : tout cela a de quoi rendre quiconque allègre.