Une critique sur le spectacle :
Roméo et Juliette / De William Shakespeare / Mis en scène par Camille Giacobino / Théâtre du Grütli / du 29 mai au 17 juin 2018 / Plus d’infos
La saison 2018 du Grütli s’achève en beauté avec la dernière création de Camille Giacobino : une adaptation de l’intemporel Roméo et Juliette, pleine de sexe et de danger, de clownesque et de décadence. Un travail sur la tension et l’équilibre d’une œuvre dans une version modernisée qui révèle subtilement un tragique inattendu. On conseille vivement.
Roméo et Juliette c’est joué ; très joué, peut-être trop diront certains. Lorsqu’elle est adaptée de cette façon-là, on voudrait pourtant revoir la pièce chaque saison. Les quelques libertés prises avec le texte ouvrent des perspectives inattendues à des répliques à la sentimentalité parfois surannée, on croirait presque entendre une écriture contemporaine : pour ce qui est d’actualiser le texte, le pari est réussi. Comment s’emparer encore de cette fable absolue dont l’idéalité semble éculée ? Que faire aujourd’hui d’un mythe si peu actuel – à une époque où l’idée même du mythique est un peu vide ? La version de Camille Giacobino est une subversion, une adaptation qui cherche la dissonance et vise à déjouer le tragique de la pièce pour, finalement, lui rendre un lustre nouveau, une dimension qui parle au public contemporain.
D’emblée, la première fois que Roméo (Raphaël Vachoux) essaie d’atteindre le balcon de Juliette, il s’écroule au sol et, avec lui, l’image d’Épinal du mandolinier romantique en pleine lamentation. Ce que le spectacle s’ingénie d’abord à faire dissoner, ce sont nos attentes. Le Roméo des premiers actes joue la carte du tragique, déborde d’envolées lyriques, transpire une idéalité qui jure avec le choix d’un Benvolio (Adrien Mani) clownesque, dont la gestuelle et l’emphase frôlent le stand-up comique, et qui s’assure la connivence du public par des regards appuyés et une ironie métaleptique permanente sur le romantisme de son ami. Simultanément, à l’annonce de l’identité de Juliette (Zoé Schellenberg), Roméo s’effondre en larmes et Benvolio, toujours tourné vers la salle, éclate de rire, cloitrant l’amant dans une théâtralité factice et soulignant par là-même, paradoxalement, l’expressivité du jeu de Vachoux. Habilement, cette artificialité du jeu nous autorise peu à peu une certaine compassion pour l’excès auquel Roméo s’abandonne. L’excès, c’est sans doute l’une des lignes de force de cette création, où la cour des Capulet arbore une plastique contemporaine – sorte de croisement hybride entre LaChapelle et Derevo – faite de piscines flashy, de masques de néons et de maquillages de clown barbouillés. L’hétérogénéité dans le domaine du visuel sert à merveille la pluralité des registres en gardant le spectateur dans un étonnement permanent : la fiole de poison sera-t-elle kitsch ou minimaliste ? Assisterons-nous à un bal masqué de musée ou à une performance de danse contemporaine ? Juliette va-t-elle vraiment se suicider, ou tout cela ne sera-t-il qu’une farce ?
La deuxième fois que Roméo essaie d’atteindre le balcon de Juliette, il y arrive et ils font l’amour, presque nus. Allant chercher dans le texte de quoi renverser le moralisme qui guette certaines lectures trop littérales (ou trop idéales) du mythe, le spectacle dissone à nouveau. En un sens, il n’y a pas que les amants : tous les personnages sont presque nus, engoncés dans des costumes qui sexualisent leurs corps. Torses apparents derrière un filigrane de résille, décolletés coupés au couteau, mini-shorts et chemises moulantes accompagnent une gestuelle érotique – hétéro et homo – qui s’inscrit à merveille dans l’atmosphère hédoniste de cette Vérone et transforme aisément les provocations guerrières en duels langoureux, les combats en parades, la niaiserie de Juliette en fronde d’adolescente libérée. Et, dans ce bal de sexualité sursignifiée, le lyrisme des deux amants trouve petit à petit une crédibilité nouvelle, justement parce qu’il passe avant tout dans la chair : condition essentielle, on en conviendra, d’un discours véritable sur l’amour conjugué au présent.
Il n’y a pas de troisième escalade, sinon celle de la violence, car c’est l’ultime renversement qui s’insinue : du pathos déjoué et de la sexualisation des corps émerge progressivement un tragique véritable. Tout comme Roméo s’extirpe petit à petit de son lyrisme monolithique, le spectacle évolue vers davantage de sincérité et de minimalisme, jusqu’au suicide final, remarquable de sobriété, qui passe en un regard. Ce tragique, voilé au départ, s’affirme lorsque le spectateur réalise, scène après scène, toute la violence que contenaient les gestes et les discours. A ce titre, la diction isole brillamment ce que la poésie de Shakespeare peut avoir d’effronté ou de cruel. Une réplique comme :
Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe-le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l’univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l’aveuglant soleil…
trouve une résonnance nouvelle lorsqu’elle est portée par un jeu furieux qui insiste violemment sur le « coupe-le » et transforme la métaphore astronomique en évocation d’une boucherie. Plus la tension se noue, plus le spectateur réalise que la scénographie s’appuie en réalité depuis le début sur une atmosphère permanente de danger : la piscine, c’est aussi un gouffre de deux mètres au milieu de la scène par-dessus lequel les acteurs doivent parfois sauter ; et le balcon de Juliette est tout de même un échafaudage d’une quinzaine de mètres, en haut duquel elle balance lascivement ses jambes dans le vide et se montre souvent, en bon personnage tragique, au bord de la chute.
Finalement, les dissonances qui sous-tendent le spectacle apparaissent essentielles pour installer ce fatum diffus qui tracte irrémédiablement les protagonistes vers leur annihilation. Et la violence fait écho, répare presque la disharmonie ou du moins cherche à saisir l’espace laissé vide par le décalage. C’est le cas de la scène de la mort de Mercutio où, le personnage épandant son sang sur la scène, on ne sait plus comment jouer : le bouffon Benvolio, choqué par l’impossibilité du comique, rit nerveusement, l’inamovible Roméo, choqué d’avoir été si romantique, tourne de l’œil et sombre dans la fureur. Quelque chose dans la caractérisation des rôles semble toucher une limite que le spectacle veut travailler et cet effondrement semble signifier le retour à un tragique de la désorganisation. La possibilité d’une purge des passions viendrait alors justement des repères que le spectateur aurait perdu et qu’on l’obligerait à retrouver lorsque la vérité éclate : il ne reste sur les planches qu’un couple sacrificiel d’amants martyrs, incapable de résister à la cruauté du groupe, mais dont la mort pourra rétablir la paix, comme un traitement de choc que l’humanité s’infligerait elle-même pour survivre à sa propre violence.
On ressort du Roméo et Juliette de Giacobino avec l’étrange impression d’avoir traversé une vallée de l’étrange, faite d’explorations textuelles, gestuelles et scéniques, d’attentes déçues, rejouées et auxquelles le spectacle répond finalement, mais pas avec les mots que nous attendions – c’est tout l’enjeu, et cela suffit pour clore superbement la saison du Grütli.