Une danse en enfer

Par Amalia Dévaud

Une critique sur le spectacle :
La danse des affranchies / De Latifa Djerbi / Mis en scène de Julien Mages / Théâtre Saint-Gervais / du 8 au 19 mai 2018 / Plus d’infos

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Lauréat du concours Textes-en-Scènes 2017, La danse des affranchies raconte la quête émancipatrice de Dounia, une femme tunisienne qui ne supporte plus les interdits de sa culture, de son pays. S’inspirant du poème de Rimbaud « Mauvais Sang » Latifa Djerbi décrit les affres d’un combat pour la liberté individuelle, entre amour et révolte. La colère soudain éclatée d’une femme qui devient une véritable révolution, en marche.

« Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant. Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »

Le poème de Rimbaud, récité à la fin du spectacle par Dounia et son partenaire d’un soir, cigarettes aux lèvres à l’écart de la fête, éclaire dans sa fulgurance la destinée de la jeune femme. La force de vie qui anime Dounia ressemble à celle du hors-la-loi rimbaldien : une énergie brute qui ne saurait se plier aux conventions sociales ni à l’ordre établi ; une turbulence nomade, nécessaire à la liberté individuelle. Écartelée entre deux cultures, celle de sa Tunisie natale et de sa France adoptive, Dounia cherche à s’affranchir des injonctions de sa famille restée au bled : oui, elle peut disposer librement de son corps. Non, elle ne deviendra pas, comme sa mère, malheureuse en amour et soumise à la dictature du qu’en-dira-t-on. Le spectacle donne à voir l’éveil d’un double printemps : d’une part celui de la condition des femmes tunisiennes, avec leur désir d’émancipation, et, d’autre part, celui d’une Tunisie révoltée contre la violence du régime de Ben Ali.

Latifa Djerbi livre ici une autofiction tragi-comique, troublant la frontière entre réalité et fiction : tout comme son personnage Dounia, l’auteure est d’origine tunisienne, écrit du théâtre et vit à Genève. Selon ses propres mots, elle « utilise la langue comme une arme de construction massive et fait en sorte d’oser l’intime pour mieux rejoindre l’universel ». Ce jeu de l’intime à l’extime rappelle le théâtre d’Ahmed Madani (F(l)ammes), qui l’a d’ailleurs épaulée dans l’écriture de cette pièce. Les thématiques qu’ils abordent dans leurs œuvres se ressemblent : elles tournent autour de la mémoire, du brassage des cultures et de la transmission familiale.

La mise en scène, signée Julien Mages, contrebalance la volubilité acerbe de Dounia par son minimalisme. La violence des répliques et leur charge de vérité prennent en effet toute la place. Portée par l’émotion des mots, la scène se déleste de tout artifice superflu : il n’y reste qu’une estrade centrale et deux rangées de chaises, sur lesquelles les personnages attendent leur tour, comme dans des coulisses. La musique se fait rare, elle aussi, excepté dans les quelques scènes de danse. Le texte dramatique se révèle roi et la mise en scène de Julien Mages ne cherche pas à lui faire dire autre chose : peut-être parce qu’il est lui-même auteur et qu’il reconnaît la puissance des mots, leur universalité hors du dispositif scénique. Ou parce que le poids des mots ne se donne à entendre sans le silence visuel d’une scène noire et épurée. Toutefois, bien que sa mise en scène restitue à la fois les dimensions intime et universelle du texte – par l’espace accordé à la parole et par l’intemporalité du décor –, il nous semble que le texte gagnerait en profondeur s’il était plus ancré historiquement.

Si le destin de Dounia ne suit pas exactement celui – désespéré – du narrateur de Mauvais sang, il n’en demeure pas moins tragique : sa quête de liberté exclut paradoxalement les êtres aimés car Dounia ne fait que crier son besoin d’amour. Elle ne sait ni le donner ni le recevoir. Lorsqu’il apparaît, sous la forme des bras ouverts de sa mère s’essayant à la tendresse, elle le repousse. La complexité de sa personnalité, contradictoire, empêche d’une certaine façon sa quête en l’immobilisant dans la complainte. Pourtant, en filigrane du spectacle, le comique survit toujours au pathétique de la vie, aux illogismes de l’âme humaine. Emmené par l’humour corrosif de Latifa Djerbi et la gestuelle grandiloquente des acteurs, le comique sauve la pièce de tout nihilisme, dans une grande fraîcheur.