Par Roberta Alberico
Une critique sur le spectacle :
Lisbeths / De Fabrice Melquiot / Concept et adaptation de Valentin Rossier / Théâtre du Grütli / du 1er au 20 mai 2018 / Plus d’infos
Lisbeth et Pietr, deux esprits, deux corps, deux micros, deux voix racontant dans une création aussi subtile qu’élégante les affres de la relation amoureuse et de son langage. Tirée d’un texte de Fabrice Melquiot, la pièce emporte le public dans une fable verbale qui esquisse du couple moderne un portrait drôle et mélancolique.
Comment saisir l’insaisissable ? C’est l’une des questions auxquelles s’attelle la dernière création de Valentin Rossier, adaptée d’un texte de Fabrice Melquiot : Lisbeths. Cet insaisissable, c’est la relation amoureuse. Le texte cherche à poser les mots sur les élans, les compréhensions tacites ou les peurs irrationnelles que connaissent bien tous ceux qui ont aimé un jour et pour lesquels, rapidement, se pose la question du langage. Ce qui fait une passion amoureuse, particulièrement dans Lisbeths, ce sont bien plus les non-dits et les silences que les déclarations. Comment dire l’indicible ? Les personnages se répètent, cherchent leurs mots, essaient sans cesse de trouver le terme ou l’expression qui sonne pour dire la bienveillance, la complicité ou le désir des corps.
C’est que Lisbeth et Pietr ont du vécu. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Ils se rencontrent dans un café tourangeau, alors qu’elle vient d’abandonner son mari et son travail. Lui, représentant commercial dans l’édition, mène une vie de marchand : toujours de passage dans les villes, toujours en mouvement. Immédiatement, c’est le coup de foudre. Ils se revoient, font l’amour, se racontent leurs passés. Très vite, leurs anciennes vies se changent en fantasmes et, cherchant à se connaître, ils découvrent à quel point la mémoire peut être fragmentaire, le réel multiple. Pietr est incertain, toujours perdu face à une Lisbeth qui dévoile des Lisbeths à travers plusieurs signes qui font surgir une dimension fantastique dans la pièce. Elle lui présente son enfant et nie, quelques jours plus tard, avoir jamais été mère ; il croit remarquer la cicatrice d’une césarienne sur son ventre, puis se rend compte, lors d’un séjour à la mer, qu’elle n’y est plus. Ces séquences irréelles sont autant d’énigmes laissées ouvertes au spectateur, une manière poétique de signifier que, en dépit de tout, l’autre que l’on aime reste toujours un espace que l’on ne peut qu’essayer de connaître, un effort. Lisbeth et Pietr finiront comme ils ont commencé, sur un coup de tête, un beau jour dans un hôtel au bord de la mer où, soudain, ils ne se reconnaissent plus, redeviennent les étrangers qu’ils étaient. Noir.
Si le romantisme des expérimentés désabusés et le thème de l’homme viril avide mais désarçonné face à la femme mystérieuse ont quelque chose d’un peu déjà vu, on ne peut qu’être emporté par la puissance évocatrice des voix et la présence des acteurs qui portent avec beaucoup de richesse un texte puissant. Alternant rire, angoisse, sexualité et émotions avec une alchimie qui fonctionne à merveille, l’écriture de Fabrice Melquiot ravira sans doute le public par certaines fulgurances. « Quand tu regardes mes fesses, j’ai l’impression qu’elles sont exposées au Louvres » : à l’image de cette réplique aussi touchante que drôle, le thème de l’amour est traité avec beaucoup de pudeur, le tragique des personnages résidant bien davantage dans leur retenue que dans de grandes déclarations pathétiques.
Au-delà de la seule situation amoureuse, la mise en scène fait réfléchir à l’ensemble de ce qui peut unir et désunir deux êtres. Valentin Rossier fait le choix d’une scénographie minimaliste : deux pieds de micros et un carré parfait de spots lumineux encerclant les acteurs (Marie Druc en Lisbeth et lui-même dans le rôle de Pietr). Tous deux, face au public, laissent à leurs voix la charge du jeu et de la représentation des personnages. Leurs corps suivent leurs émotions mais ne jouent pas l’histoire : Marie Druc n’imite pas le rire quand il est dit qu’elle rit, Valentin Rossier ne mime pas la jouissance quand il est dit qu’il jouit. D’ailleurs, alors que les deux personnages se contemplent en permanence, les acteurs ne se regardent qu’à peine. L’attention est résolument portée sur la performance vocale et le mouvement d’amplification qu’elle porte, tout comme les variations subtiles de la musique et des lumières cherchent le transport des sens et laissent à notre imagination la totalité de la représentation : on cherche bien davantage à nous faire vivre une fiction qu’à nous la montrer.
On en ressort comme d’un rêve d’une heure, une histoire courte qui semble directement extraite du quotidien et qui assume son parti pris : confronter le spectateur au seul spectacle du langage. Un parti pris doublement pertinent puisqu’il attire notre attention sur ce que l’amour peut avoir de verbal tout en rappelant que l’essentiel reste peut-être cet indicible autour du lequel les couples se font, et – c’est tout le drame – se défont.