Par Maxime Hoffmann
Une critique sur le spectacle :
Éloge du mauvais geste / D’après Olivier Pourriol / Mise en scène de Valéry Cordy / Nuithonie (Fribourg) / du 26 au 28 avril 2018 / Plus d’infos
Par le commentaire de trois grands moments historiques du football, le spectacle analyse et utilise les mauvais gestes sportifs pour soulever des questions philosophiques primordiales. Au-delà du foot, c’est un regard sur la vie.
Au centre de la scène trône une balle ornée d’une auréole de lumière. Légèrement en avant, côté jardin le comédien assis à une table d’écolier parcourt un journal, indifférent au public qui s’installe. C’est ce moment symboliquement fort où ballon et joueur attendent, immobiles, au centre, le coup d’envoi. En fond, un grand écran donne à lire une citation de Camus : « le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités ».
Le comédien Denis Laujol entreprend de commenter des scènes projetées sur l’écran géant. Les choses se donnent à voir, il n’y a plus qu’à constater et écouter. Avec humour et esprit, son propos dépasse et surpasse le commentaire sportif et le rend philosophique. C’est donc sur deux terrains de jeu très contrastés que se construit la pièce. L’action physique du premier et le commentaire intellectuel du second forment une opposition, prétexte ici pour réfléchir et tenter de concilier le corps et l’esprit.
Cette adaptation du livre d’Olivier Pourriol réveille des questionnements philosophiques majeurs grâce à des « gestes » marquants tirés de l’histoire du football, révélant les enjeux qu’il peut y avoir « à courir après un ballon ». Seuls trois des six gestes analysés dans le texte original sont mis en scène. La pièce assume dès lors une structure tragique en trois actes – ou en trois gestes – : la victorieuse faute de main de Maradona en 1989 ; la puissante tête de Zidane en 2006 ; et, en 1985, la joie honteuse de Platini malgré la mort de supporters adverses dans les tribunes. Bien plus qu’une simple matérialisation du texte à la scène, le dispositif permet d’incarner le commentaire et d’orienter son interprétation vers une lecture sensible. Les trois épisodes structurent la pièce dans un lent mouvement de basculement, d’un ton heureux et taquin au début à la dénonciation de l’inacceptable en fin de parcours. D’abord du drôle et du grotesque, puis ce coup crâne et impulsionnel et, finalement, une inhumaine et révoltante indifférence. Ainsi se tisse le fil rouge qui s’étire jusqu’à un dénouement affreux où le jeu côtoie la mort.
Le grotesque Maradona donne à voir la tricherie et ses conséquences, étonnamment innocentes. Il marque de la main. C’est une faute. Le but est pourtant accepté et son équipe gagne : tous les moyens sont-ils bons pour vaincre ? Que faire des lois ? Comment se positionner face à cette tricherie ?
Tolérer ou répondre, voilà le dilemme face auquel s’est quant à lui trouvé Zidane en 2006. A quel instant des provocations deviennent-elles inacceptables ? Faut-il répondre ou tolérer sans fin ? Zinédine choisit de répondre, il frappe condamnant ainsi sa carrière et son équipe. Peut-être nécessaire, ce geste couronne un choix : celui d’être maître de son destin « à dix minute d’une sorte de mort ».
Avoir honte d’être Homme : Platini se noie dans l’ivresse du jeu. Avant ce match de 1985, trente-neuf supporters meurent piétinés ou écrasés par l’effondrement d’une tribune. Quatre cents autres personnes seront blessées, le corps meurtri et l’esprit troublé. Malgré cette innommable catastrophe, la partie se joue. La joie du jeu surpasse très vite le souvenir des morts. Après cinquante-six minutes, Platini marque sur pénalité et court, fou de bonheur. Comme si de rien n’était, tous sont frappés d’une amnésie malsaine. Paradoxe incroyable entre une joie et un malheur qui révèle l’absurde de la vie. A ce stade, Denis Laujol use avec justesse du pathos et amplifie l’insupportable de l’événement. Blaise Pascal écrivait : « les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser ». Se divertir pour oublier, ce jour-là, tout le monde l’a fait. Pourquoi avoir joué, diffusé et regardé ce match ?
Que l’on soit ou non amateur de foot importe peu ici. C’est de la nature humaine qu’il est question : comment faut-il agir dans la vie ? Où se trouvent les bornes de la tolérance ? Comme se positionner face à la mort ?