Les 4 chaperons rouges

Les 4 chaperons rouges

De Joël Pommerat, Lucie Rausis, Cédric Simon, Maude Lançon et Ludovic Chazaud / Théâtre du Loup / du 22 mai au 2 juin 2018 / Critiques par Thomas Flahaut et Amalia Dévaud.


22 mai 2018

Qui a peur du grand méchant homme?

© DR

Au théâtre du Loup, sous la direction de quatre metteurs et metteuses en scène (Lucie Rausis, Cédric Simon, Maude Lançon et Ludovic Chazaud), quatre chaperons rouges bravent l’obscurité de la forêt, et affrontent des loups dont on ne sait s’ils sont des bêtes ou des hommes.

Une petite fille, portant un panier en osier, traverse le plateau couvert de feuilles mortes. Elle se cache derrière un arbre de planches et de papier coloré. Immédiatement, une autre petite sort de derrière ce même arbre, traverse le plateau pour se cacher derrière un autre arbre. Le phénomène se répète durant une courte séquence où la guitare de Simon Aeschlimann accompagne les va-et-vient de ces enfants dans cette forêt de carton-pâte. Il y a quatre chaperons rouges. Quatre chaperons rouges pour un spectacle mis en scène par quatre metteurs.euses en scène (Lucie Rausis, Cédric Simon, Maude Lançon et Ludovic Chazaud) à partir d’une adaptation du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat. Les loups, également, sont plusieurs. Ils sont trois. Le premier, joué par Cédric Simon, est présent de deux façons : par la voix de l’acteur, vêtu de noir, à demi caché derrière un arbre, et par deux grands spots qui brillent dans l’obscurité. Ils figurent les yeux de ce loup que le chaperon observe, tentant d’affronter sa peur d’enfant.

C’est d’abord par son onirisme que Les 4 chaperons rouges touche. Le texte de Pommerat utilise le conte pour donner à voir, en saisissant quelques moments précis, comment une enfant affronte, concrètement, ses peurs. Les metteurs en scène en tirent une série de tableaux où l’héroïne brave les deux grands yeux du loup, oublie sa crainte en s’attardant sur le chemin pour jouer avec son ombre dans le tapis de feuille, ou parler à un insecte qu’elle tient dans ses mains.

Cet onirisme emprunte des motifs à la culture populaire, notamment au dessin animé. Ainsi, les deux yeux brillants du loup rappellent ceux du chat d’Alice au pays des merveilles. Les arbres, qui se mettent à bouger dès que le chaperon entame son chemin vers la maison de sa grand-mère – évoquant tout autant le déplacement de la petite fille que sa peur de traverser toute seule la forêt – rappellent le Blanche neige de Disney. Mais Les 4 chaperons rouges ne verse jamais dans le cliché esthétique, et ne reconduit pas les images d’Épinal trop souvent attachées au conte dont il est adapté. Ainsi, les chaperons rouges ne portent pas de chaperons rouges, mais des vêtements d’aujourd’hui, rouges parfois, au moins en partie. Le jeu des quatre petites filles est d’un naturel saisissant, et les interactions entre enfants et adultes semblent, dans le ton et les attitudes, très contemporaines, à mille lieues de la déférence de l’enfant du conte pour les adultes. Les enfants assemblés dans la salle se reconnaissent sans doute dans ces petits chaperons rouges habillés comme eux, qui se comportent sur scène comme eux se comportent ou voudraient se comporter dans la vie, farouchement libres et impertinents. Les rires dans la salle, à chaque bravade du chaperon, me donnent cette intuition, et me rappellent que toute la joie d’assister à un spectacle « jeune public » pour un spectateur adulte est aussi là, dans la rencontre avec cette euphorie des jeunes spectateurs. Le premier chaperon rouge montre son exaspération par de nombreux soupirs, des regards au ciel, lorsque l’homme qui tient le rôle de narrateur lui rappelle une énième fois qu’elle ne devrait pas se risquer dans la forêt. Le dernier des quatre chaperons adopte une attitude distante par rapport au loup déguisé en grand-mère. Cette méfiance interroge : est-elle dirigée contre le loup, dont elle aurait deviné le subterfuge, ou contre l’ensemble des adultes, représentés comme un groupe menaçant ?

Le spectacle écarte les différents attributs attachés, dans le conte, aux personnages : le chaperon rouge du chaperon rouge, on l’a dit, mais aussi les lunettes et le bonnet de nuit de la grand-mère. Le loup ne fait pas exception. Les deux derniers loups ne portent que quelques poils sur leur costume (un duvet gris et pelé accroché à un sweat à capuche noir pour l’un, une queue accrochée au jeans et une barbe poivre et sel pour l’autre), ils ont abandonné leurs « grandes dents », mais jouent entièrement de leur « grosse voix » : ce qu’il y a, du loup du conte, dans tous les hommes. L’anthropomorphisme de ces loups crée un malaise profond lors de la scène de la dévoration du chaperon. Il donne une force particulière à l’interprétation sexuelle de cette scène, largement reconduite, et depuis longtemps, au point de devenir un lieu commun — lorsque le loup se cache sous des draps de lit pour dévorer la petite fille, on pensera sans doute à la gravure de Gustave Doré.

Les adultes ont, dans ce spectacle, un statut ambigu. Dès les premières minutes, un acteur assume le rôle du narrateur. Le plateau est dans une lumière chaude et rassurante : cet homme-là est un allié du chaperon rouge. Mais lorsque, accompagné d’une musique inquiétante, ce même acteur disparaît un instant dans l’obscurité pour réapparaître dans une lumière glauque, près de moi, un enfant pose une question à sa mère : « c’est lui, le loup ? » Qu’il n’ait pas de poil, pas de grandes dents n’y fait rien. Cet homme-là, à la figure rassurante, peut à ses yeux s’être transformé en loup. Et si la mère de l’enfant rit à cette question, je préfère ici la prendre au sérieux. Comment différencier l’homme qui est un loup de l’homme qui n’en est pas un ? On ne peut pas. Sur scène comme dans la salle, l’enfant semble le savoir. Et autour des quatre petites filles qui, sur le plateau, bravent l’obscurité d’une forêt inquiétante comme la vie et le monde en jouant avec leur ombre, ou en faisant d’un insecte un ami, peut-être n’y a-t-il aucun homme, que des loups potentiels, plus ou moins prêts de la métamorphose. Peut-être en va-t-il dans la vie comme il en va sur la scène. Qui a peur du grand méchant homme ? Les quatre chaperons de la scène, en tout cas, n’en ont pas peur. Les enfants de la salle y puiseront, peut-être, un peu de force et de courage.

22 mai 2018


22 mai 2018

Variations autour d’un même conte

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La figure du loup est plus que jamais d’actualité à l’occasion des quarante ans du théâtre du même nom. Le dramaturge Joël Pommerat, signe ici une adaptation du Petit chaperon rouge : un hommage rendu au premier spectacle de la Compagnie, monté en 1978, autour des contes de Grimm. C’est avec la particularité d’une mise en scène à quatre voix que la troupe ouvre les portes du conte de notre enfance.

L’atmosphère est chaleureuse dans ce théâtre du bord de l’eau, les familles y affluant par grappes sous les éclats de rire de leur progéniture. Dans la salle, la scénographie semble calquée sur celle d’un dessin d’enfant : quelques arbres et un parterre de feuilles rousses pour représenter la forêt, un cube pour la maison du petit Chaperon rouge. Le dispositif scénique est simple et efficace, donnant à voir les invariants du conte de Perrault et des Frères Grimm. Ici, l’auteur a choisi de travailler sur la seconde version du conte, celle des écrivains du XIXe siècle, qui laisse la vie sauve au petit Chaperon rouge et à sa grand-mère, grâce à la curiosité d’un chasseur. Cédric Simon, l’un des metteurs en scène, défend le choix de cette simplicité esthétique à l’aune du défi que s’est lancé la Compagnie : monter un spectacle à quatre voix, à partir d’un même concept scénographique. Il précise que chaque metteur en scène a, suivant le modèle du cadavre exquis, « commencé par développer des univers singuliers pour chaque équipe, sans se consulter les unes les autres, et ce aussi longtemps qu’il était possible », la réunification de leur travail se concentrant – en fin de processus – autour des transitions.

Quatre variations autour d’un même conte : sur le papier, le projet promet d’apporter de l’originalité à cette histoire mille fois (trop) connue. La promesse d’originalité, qu’elle soit textuelle ou scénique, se retrouve dans le titre même du spectacle, Les 4 chaperons rouges. Pourtant, il apparaît que le texte suit (trop) fidèlement l’action du conte, annulant, de ce point de vue, tout effet de surprise chez le spectateur. L’originalité du texte réside moins dans son intrigue que dans sa tonalité, Pommerat ayant utilisé le ressort de l’humour : rappelons-le, l’histoire du Petit Chaperon rouge n’est initialement pas destinée à faire rire mais à faire peur, dans une visée moralisatrice. Le second degré du texte permet au spectateur de faire un pas de côté, d’observer le conte avec une distance aussi salutaire qu’une bouffée d’oxygène. Ses effets comiques résultent notamment de la création de narrateurs omniscients qui, au sein d’un espace théâtral unifié, mêlent plusieurs registres de langue, et s’adressent à la fois aux spectateurs et aux personnages de la fable. Tout comme les spectateurs, les narrateurs connaissent les principaux fils dramatiques du conte et la destinée des personnages.  À ce mélange des registres et des espaces s’ajoute le jeu des comédiens, volontairement complices avec la salle et répondant au second degré textuel. Les mises en scène participent à cette monstration des ressorts comiques du spectacle en déconstruisant les personnages (le loup de la seconde variation est symbolisé par deux spots jaunes, poussés par un comédien, et interprété par la voix d’un second comédien, apparaissant sur scène avec un micro).

Plus subtil, en filigrane du spectacle, est le traitement réservé à la musique. Cette dernière se révèle être pensée sur le modèle de la variation musicale : chaque mise en scène – ou variation scénique – repose sur un thème différent, joué en live par le musicien Simon Aeschlimann. Installé dans un coin de la scène, il soutient l’ensemble du dispositif sonore de la pièce, jouant aussi bien de la guitare que du synthétiseur, avant de se tourner vers son ordinateur pour oser des sons plus électroniques.

À cette multiplicité des genres et des instruments répond, en dernier lieu, la distribution des comédiens. Pour chaque nouvelle mise en scène, le spectacle se dote de nouveaux comédiens, incarnant à leur tour les personnages de la fable. Ces changements fonctionnent par la fluidité de leurs transitions et ne perdent jamais le spectateur dans sa lecture cartographique de la scène et de l’action. L’apport de cette diversité reflète, par ailleurs, la particularité de la Compagnie du Loup : celle d’être transgénérationnelle. C’est avec le souvenir de cette alchimie entre enfants et adultes que les spectateurs quittent le théâtre, préférant retenir la qualité du jeu des comédiens que les différentes mises en scène, frôlant, par moments, l’exercice théâtral.

22 mai 2018


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