Infidèles
D’après Ingmar Bergman / Par les collectifs tg STAN et de Roovers / Le Reflet / du 17 au 18 mai 2018 / Critiques par Sarah Juilland et Louis Vodoz.
17 mai 2018
Par Sarah Juilland
Mise à nu
Infidèles – spectacle d’inspiration bicéphale alliant le scénario éponyme rédigé par Ingmar Bergman et son autobiographie Laterna Magica – est une histoire à tiroirs où s’enchâssent deux récits : d’abord le rapport de création entre le metteur en scène suédois et ses personnages, puis le triangle amoureux formé par ceux-ci. Les collectifs tg STAN et de Roovers promènent leur public dans les méandres de l’œuvre bergmanienne et jouent à le confondre en oscillant continuellement entre illusion et réalité, candeur et cruauté, rire et tragique. Le spectacle se donne comme reflet du geste créatif bergmanien et sonde la complexité des rapports humains. Il s’agit d’une véritable « mise à nu » de l’écrivain, de son œuvre et de la relation à l’Autre. Le ton et le propos de la pièce font écho à la célèbre formule sartrienne : « L’enfer, c’est les Autres ».
Quatre personnages – deux femmes et deux hommes – se dressent sur scène, pareils à des statues, bien droits, mains dans le dos. Derrière eux, un décor simple et froid : un lit défait, des draps blancs, un canapé brun, des tables et des chaises dépareillées. Un rideau transparent, que les acteurs peuvent tirer et arranger pour modifier le décor, sépare la scène en deux. L’homme posté côté jardin est le premier à prendre la parole, il dit vouloir « jouer à imaginer ». Il endosse le rôle d’un Bergman vieillissant, en plein travail créatif. Il décrit et donne la vie à l’une des deux femmes, prénommée Marianne, « comme toujours ». Il lui demande de raconter sa vie avec son mari Markus, sa fille Isabelle et son amant David. Par ce geste, il ouvre la voie à un récit enchevêtré dont Marianne sera la narratrice. Sur le devant de la scène, elle dévoile peu à peu son amour passionné et terrible pour David, un metteur en scène maniaque et torturé – jeune avatar de Bergman lui-même. Pendant ce temps, les autres personnages, pris dans un huis clos, se déplacent nonchalamment sur la scène tout en l’écoutant attentivement. Dialogues discontinus et pauses narratives s’enchaînent sur un mode kaléidoscopique, engendrant incompréhensions et rires confus dans la salle. Progressivement, l’intrigue prend forme et les moments narratifs se font plus rares. À mesure que le tragique s’accroît, les lumières se ternissent et les acteurs investissent le pôle émotif de leurs personnages, pleurant et jurant : « c’est là que commence la tragédie ».
Le texte, devenant de plus en plus tranchant, heurtant et cru, donne une image à la fois cruelle et juste des relations humaines. Infidèles peut être considéré comme une « mise à nu » à plusieurs égards. Avant tout, c’est le travail d’écriture et la vie de Bergman qui sont dévoilés. La dimension autobiographique infuse dans les personnages et imprègne l’atmosphère scénique. Le « je » de l’écrivain côtoie les personnages et insiste sur le rapport intime qui liait Bergman et ses créatures. Dimension autobiographique et fictionnelle se contaminent mutuellement, au point de se confondre parfaitement. Les acteurs se livrent également tout entiers et sans restriction, jusqu’à nous offrir – littéralement – leur nudité lors d’une scène d’amour. Finalement, le spectateur lui-même est dépouillé et démuni, perdu dans le brouillard établi – intentionnellement – entre fiction et réalité. À plusieurs reprises, on peut se demander « qui est qui » ou encore « est-ce l’acteur qui parle en son nom ou son personnage ? » Entre la voix de Bergman qui se confond avec celle des personnages et les différentes casquettes que peuvent prendre ces derniers, il y a de quoi s’égarer. La relation paradoxale entre illusion et réalité est l’un des principaux moteurs de la réflexion bergmanienne : « Faire un film, c’est pour moi planifier une illusion dans le moindre détail, c’est le reflet d’une réalité qui, au fur et à mesure que s’écoule ma vie, me paraît elle-même de plus en plus illusoire » (Laterna Magica).
Au terme de ces deux heures de représentation, le spectateur a ri. Pourtant, il ne s’agit pas d’un rire léger, innocent et salvateur. Le rire déclenché par Infidèles est jaune, caustique et parfois gêné. C’est une véritable tragédie humaine qui vient de se jouer sous nos yeux, pourquoi rions-nous ? De quoi rions-nous ? Le comique – contractualisé au début de la pièce par de petites plaisanteries inoffensives – se referme doucement sur le spectateur pour le piéger dans un rire qu’il ne désire pas vraiment. Dans les moments les plus sombres et dramatiques de l’histoire, les réactions du public sont décalées. C’est peut-être là que l’on touche à l’essence du projet bergmanien : la possibilité d’un regard à la fois lucide et humoristique sur le terrible. Les collectifs tg STAN et de Roovers ont su très justement restituer l’ambiguïté de l’atmosphère bergmanienne. Le spectateur quitte le théâtre avec une sensation semblable à celle qui succède le visionnage d’un film du cinéaste : l’étrangeté. On ne saurait dire si l’on a aimé, et encore moins si l’on a détesté. Ce qui est sûr, c’est qu’Infidèles nous a marqués et que l’on n’est pas près de l’oublier.
17 mai 2018
Par Sarah Juilland
17 mai 2018
Par Louis Vodoz
Mise à nu
Au milieu de meubles dont le design simpliste évoque une vitrine Ikea, le collectif flamand tg STAN interprète l’un des derniers textes du Suédois Ingmar Bergman, Infidèles, texte hybride entre scénario et pièce de théâtre, qui date de 1997. Si le texte est grave et déchirant, la troupe le transforme en un matériau qui exhibe le plaisir du jeu, provoquant un effet de comique étrange.
Mentir : sur un ton badin, celui de l’anecdote racontée entre un blini au saumon et une coupe de mousseux pour amuser les convives, on découvre la vie de Marianne, une actrice, de son mari Markus, un chef-d’orchestre, de la fantasque Isabelle, leur fille, ainsi que celle de David, un metteur en scène proche du couple. Une nuit arrosée : Markus est absent, David et Marianne finissent dans le même lit. Pas d’adultère, bien pire : il dort, elle le regarde, elle le regarde même peu trop et elle tombe, enfin vous voyez quoi. Rien ne se passe mais ce rien est déjà de trop. C’est déjà trop tard. Par une coïncidence à demi-manigancée, les deux futurs amants se retrouvent à Paris. Paris, c’est un peu trop joli… paf ! Les adresses au public, les mimiques un peu clownesques, les plaisanteries récurrentes s’inscrivent toujours dans la franche rigolade : le public est complice de la mascarade.
Baiser : Marianne veut sa routine bien réglée, intacte. Elle restera avec son mari, elle ira voir David de temps en temps. Markus – pas folle la guêpe ! – a tout compris et interrompt une partie de jambes en l’air. Il ne dit rien de précis mais « ça va faire mal ». Si les lumières sont de plus en plus feutrées, si les voix deviennent plus profondes, si les silences entre les répliques deviennent plus pesants, le registre est toujours comique. Mais c’est à présent un comique boiteux qui domine le jeu des comédiens. Marianne s’installe avec David : s’ensuit une bataille pour la garde d’Isabelle. Markus exige la garde totale. Services sociaux et compagnie, guerre froide. Un jour Markus appelle : il a une solution, mais il veut que Marianne vienne seule. Faut-il y aller ? Mais oui, elle connaît Markus, dix ans de mariage, il ne ferait pas de mal à une mouche. Lors du rendez-vous, il s’avère que si Marianne veut revoir sa fille, elle doit le baiser, comme il dit. Le public s’esclaffe lors d’une scène de viol – sacré tour de force.
Mourir : la mort, qui confère au texte original de Bergman une portée tragique, est évacuée par la mise en scène, innocemment, comme si tout cela, ce n’était pas très grave, en fin de compte. Markus se suicide et laisse une lettre où le public apprend qu’il avait prévu d’emmener Isabelle au pays du silence. David et Marianne, après un avortement, se séparent dans la haine et dans la douleur. Et pourtant, on baigne encore dans le même comique, mais un comique gênant, qui traîne la patte et qui ne sait pas vraiment ce qu’il vient faire ici, comme s’il n’avait vraiment plus sa place ; il persiste. Mentir, baiser, (mourir).
S’il faut avoir un sac poubelle autour du cœur pour ne pas avoir les yeux mouillés lors de la lecture du texte de Bergman, l’interprétation de la troupe tg STAN s’est attachée à évacuer tout le pathos du texte. En conséquence, les personnages perdent de l’épaisseur : on ne sent pas la torture névrosée de David, ni la profonde dépression de Markus ou encore les tressaillements d’angoisse de Marianne. Dans cette mise en scène, on n’entrevoit que difficilement le rapport au monde des trois personnages, qui chez Bergman change de manière presque métaphysique depuis cet adultère. Quelle est la visée de ce glissement de registre ? Il me semble qu’il incarne la victoire du jeu sur le récit. Dans le texte, à l’ouverture, Bergman est lui-même un personnage. Il est dans son bureau, il y a une voix derrière lui, comme pour incarner son processus créatif :
LA VOIX : Tu voudrais que nous « jouions à imaginer ».
BERGMAN : Nous pouvons toujours essayer.
LA VOIX : C’est ce que tu as dit : « jouer à imaginer ».
BERGMAN : C’est bien cela. Tu n’existes pas, et pourtant tu existes.
C’est dans ce dialogue que l’intrigue prendra forme, c’est dans cette conversation que le récit de l’adultère s’enchâssera. La voix deviendra celle de Marianne ; Bergman s’évaporera, à quelques incises près. Au fil de la lecture du texte, les enchâssements fusionnent, un puissant effet de flottement en résulte : on ne sait plus vraiment si on est dans le bureau de Bergman ou dans sa tête, dans l’appartement de Marianne ou dans sa tête.
Dans la mise en scène, ce dispositif est mis à plat : les interventions de Bergman sont distribuées entre les comédiens. C’est d’abord David qui le joue. On peut se demander s’il s’agit de souligner la filiation entre l’un et l’autre, le personnage de David étant, lui aussi, metteur en scène. Quelques passages de Lanterna Magica, autobiographie de Bergman, se fondent d’ailleurs dans la représentation. Plusieurs procédés sont mis en place pour que le spectateur se détache de la fiction : les acteurs jouent plusieurs personnages, les changements étant signalés par le simple fait qu’ils endossent ou retirent un veston, sur scène. Les comédiens font des signes à la régie pour régler les lumières ; ils hésitent, trébuchent souvent sur certains mots comme pour insister sur la dimension expérimentale de la pièce. Les comédiens, même lorsqu’ils ne sont pas concernés par la scène, restent en arrière-plan ; Markus-le-suicidé est toujours sur les planches. Renversement carnavalesque : peu importent les déchirements, peu importe la douleur, tout cela n’est qu’un jeu et on va s’amuser, comme des pitres, comme des guignols. Marianne n’est pas la seule infidèle : la troupe s’octroie elle aussi une marge de manœuvre par rapport au texte, quitte à le modifier, comme cette conclusion ajoutée qui confirme la dévalorisation de la fiction face au jeu, et qui, finalement, trace une ligne de démarcation un peu trop nette : « De toute façon, cette histoire n’a pas existé ».
17 mai 2018
Par Louis Vodoz