Ordonnance sur les règles de circulation routière, partie quatre : usage des véhicules, chapitre un : dispositions générales, point trois : espace et temps

Par Julia Cela (Atelier d’écriture)

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos

© Mathilda Olmi

Les paysages routiers sont les mêmes partout. Un réseau de veines secrètes, articulées les unes aux autres par des passages qui se refusent au regard de l’usager standard. Tunnels austères de l’extérieur à l’extérieur. Ponts fonctionnels si fades qu’ils font oublier leur hauteur.  Glissières comme une frise chronologique, ligne de vie massive, suspendue là comme pour signifier que l’espace a pris la place du temps à la table des grandes lois.

Dehors, le béton se déroule et trace la ligne noire qui sépare les villes et les pays pour leur donner des noms. Des bourrasques silencieuses se soulèvent lorsque nous trouons l’air tiède pour aller s’écraser en vagues faibles sur l’herbe morte qui borde la voie rapide. Les lumières de ville s’agitent et semblent être des leurres posés là pour faire croire à la topographie, mise en scène grotesque pour nous faire oublier que nous sommes perdus. Dedans règne l’empire du trajet de nuit. Le silence rendu épais par la buée sur les vitres pèse sur toutes les épaules. La climatisation refroidit les peaux rendues moites par l’humidité de cent bouches qui respirent.

Nous sommes tous des usagers standards, imposteurs dissimulés dans un ventre. Nous sommes cachés dans la mitochondrie économique, marchandise en carton-pâte qui n’alimentera rien. Nous ne sommes ni sucre, ni bois, ni montres, ni granite, ni bateaux. Nous ne sommes aucune de ces matières aimantées par la force de la demande. Nous regardons défiler l’extérieur, déroulé sous nos yeux comme à la manivelle actionnée par la force et la sueur d’une énorme machine désespérée. Nous ne nous regardons pas. Nous n’avons rien à dire. Les corps ballotés bougent à l’unisson comme des pantins paresseux, le squelette doucement secoué par le cahot. Toutes les bouches sont closes. Alors le moteur pose des questions auxquelles nous ne savons pas répondre.

-Tu crois savoir ce qu’est la route, mais as-tu déjà soupesé un centimètre cube de bitume ?

-Le poids effectif des véhicules et des ensembles de véhicules ne doit pas excéder :

Deux cubes de granite pour les véhicules automobiles ayant plus de quatre essieux, les trains routiers et les véhicules articulés, ou trois sacs de glace pilée pour ces véhicules en transport combiné non accompagné

Sept villes pour les véhicules automobiles à quatre essieux

Un bateau pour les bus à plateforme pivotante à trois essieux

Un carré de sucre pour les véhicules automobiles à trois essieux, dans le cas normal

Trois boulons pour les véhicules automobiles à trois essieux, si l’essieu moteur est équipé de pneus jumelés et d’une suspension pneumatique ou d’une suspension reconnue équivalente, ou encore si les deux essieux moteurs sont équipés de pneus jumelés et que la charge maximale par essieu n’excède pas un élément de grue

Un verre d’huile pour les autocars à deux essieux

Un seau de bris de verre pour les véhicules automobiles à deux essieux

Trois pieux de métal pour les remorques à quatre essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux

Sept cents montres Rolex pour les remorques à trois essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux

Dix-huit troncs d’arbre pour les remorques à deux essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux.

-Tu dis regarder dehors, mais qu’aperçois-tu à travers le paysage écrasé sur la vitre ?

-Par transport combiné non accompagné, il faut entendre le transport d’unités de chargement (bouteille à message, coffre en cuir) ou le transfert d’une semi-remorque à destination de n’importe quelle mer de transbordement ou à destination d’un village alpin, sans que la marchandise transportée change de contenant lors du passage d’un mode de transport à l’autre.

-Tu crois voir des phares éclairer la nuit, mais que montre la lumière lorsque constamment pareille à elle-même ?

-Le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication peut désigner les cathédrales industrielles étrangères proches de la frontière assimilées aux forêts de même nature. En transport combiné non accompagné, le conducteur doit être porteur d’une pièce justificative appropriée (p. ex. une montre Rolex).

-Tu dis connaître l’envie de sommeil mais as-tu déjà senti la nuit et l’odeur d’essence joindre leurs forces et tirer sur tes paupières ?

-Les voitures automobiles et les ensembles de véhicules en mouvement doivent pouvoir évoluer dans les limites d’une surface annulaire d’un diamètre extérieur et d’un diamètre intérieur sans que la projection d’une partie du véhicule sur la chaussée (à l’exception des miroirs et des contreforts) soit située hors de la surface de l’eau.

-Tu dis avoir somnolé, mais n’as-tu pas menti en sentant se poser dans ton crâne le poids de la mélatonine qui pèse ses quarante tonnes ?

-…

-Parce que tu ne sais pas tout ça, la fée dans la ville te pointe du doigt quand tu traverses son territoire. Tu es un usager standard, imposteur dissimulé dans mon ventre. Tu es caché dans la mitochondrie économique, tu n’alimenteras rien. Tu n’es ni sucre, ni bois, ni montres, ni granite, ni bateaux. Tu n’es aucune de ces matières aimantées par la force de la demande. Tu regardes défiler l’extérieur, déroulé sous tes yeux comme à la manivelle, actionnées par ma force et ma sueur. Tu ne regardes pas les autres. Tu n’as rien à dire puisque tu n’es ni matière, ni personne, simple spectateur du déplacement de ton poids dans l’espace.

Notre passage découpe la terre en secteurs.