Par Amalia Dévaud
Une critique sur le spectacle :
Un si gentil garçon / D’après le roman de Javier Gutiérrez / Mise en scène de Denis Lavalou et Cédric Dorier / Théâtre La Grange de Dorigny / du 28 au 30 mars / Plus d’infos
Tu te dis tout de suite que tu aimes le style littéraire de Javier Gutiérrez. Tu vas d’ailleurs essayer d’écrire ce texte dans le même esprit, parce que c’est ce qui te semble le plus juste pour retranscrire l’expérience théâtrale et poétique que tu as vécue. Tu utilises le « tu » comme le fait, dans le roman, le narrateur avec son personnage Polo. Et comme le fait présentement Polo sur scène pour se raconter ; pour te livrer sa propre version des abus sexuels commis avec ses amis, dans les années 1990. Dans leur adaptation, les metteurs en scène ont conservé ce « tu », qui installe un détachement malsain entre différentes parties de lui, Polo, mais qui permet un rapprochement entre lui et toi, spectateur. Tu comprends que c’est pour te prévenir, pour te faire prendre conscience des limites à ne pas franchir : car il y aura toujours des Polo qui essaieront de faire croire qu’ils sont de gentils garçons.
Polo est un banquier dans la trentaine, installé dans une vie confortable avec sa compagne Gabi. Son adolescence dans les bars de Madrid, à la fin des années 1990, et ses souvenirs du groupe de rock qu’il formait avec Nathan, Bianca et Chino appartiennent au passé. Pourtant, toi, tu les vois ses années de jeunesse : elles sont présentes sur scène par l’intermédiaire de trois musiciens qui soutiennent l’ensemble du dispositif sonore de la pièce. Tu te dis que Polo devait leur ressembler, avant que toute cette histoire ne commence… mais ça, il ne le voit pas ; il ne les voit d’ailleurs pas, eux, et tu comprends que Polo passe son temps à se fuir, à essayer de s’aveugler sur ce qu’il a fait.
Ses secrets se cachent au bout d’un fil dramaturgique que tu entraperçois dès sa rencontre fortuite avec Bianca, au début du spectacle : le présent de la fable se situe quinze ans après les faits. Polo transpire. Elle ne se doute de rien et semble contente de le voir : Bianca invite même Polo à boire une bière. La serveuse, amie de Bianca dans le roman, est ici une performeuse dont les actions te suggèrent ce que refoule Polo. Elle t’aide à le comprendre par ses mains qui, filmées et projetées en gros plan sur un cyclo, jouent avec du sable ; remplissent l’espace de perruques aux longs cheveux emmêlés et agitent des fluides trahissant les sécrétions douloureuses de corps féminins. La drogue s’y invite aussi et symbolise – outre la perte de contrôle ayant débouché sur les abus sexuels – l’amnésie dans laquelle se maintient Polo.
Tu comprends que toute cette histoire est à envisager à rebours : de la fin au début, ou plutôt de la fin vers la fin car celle de Polo est signée dès ses retrouvailles avec Bianca. C’est-à-dire depuis le début.