Une critique sur le spectacle :
Tiefer Schweb / Écrit et mis en scène par Christoph Marthaler / En allemand surtitré en français / Théâtre de Vidy / du 23 au 24 mars 2018 / Plus d’infos
Sur fond de crise migratoire, la dernière création de Christoph Marthaler, Tiefer Schweb, allie burlesque et satire au vitriol dans un huis-clos aussi minutieux qu’explosif. Dégringolade furieuse de geste et de langage, la pièce raconte la réclusion d’une commission administrative chargée de prendre une décision capitale mais que la folie gagne peu à peu. Un spectacle que l’on déconseille aux gens (trop) sérieux.
Tiefer Schweb, en dialecte bavarois, désigne le point le plus profond du Lac de Constance (Bodensee) qui a la particularité d’être transnational car situé au croisement des frontières suisse, allemande et autrichienne. Dans une Europe futuriste, sur laquelle la pièce dit finalement peu de choses, une commission de fonctionnaires spécialisés se réunit secrètement à l’intérieur d’une chambre sous-marine au plus profond du lac pour résoudre une crise migratoire d’envergure : depuis quelques années, plusieurs centaines de migrants ont transformé des embarcations touristiques en village flottants et vivent à la surface du Bodensee dans des habitations de fortune.
Le spectateur se retrouve alors confronté à un groupe de personnages cherchant par le dialogue les résolutions nécessaires à une sortie de crise. La parodie du discours technocratique offre une expérience de pensée aussi simple qu’efficace : comment un rassemblement d’êtres humains peut-il, par la parole, résoudre un problème réel ?
D’emblée, la première réunion de la commission annonce le ton loufoque qui gouvernera la suite de la représentation. Les fonctionnaires de Tiefer Schweb s’arrachent les cheveux, et c’est à peine une métaphore, tant ils se révèlent incapables de discuter ensemble. Cette situation donne l’occasion à Marthaler de jouer avec les déformations du langage dans une parodie mordante du discours administratif. Toutes les possibilités de distorsions sont exploitées avec une méticulosité implacable : les personnages font des listes alphabétiques, récitent éternellement des statistiques vides, énumèrent soixante traductions possibles d’un même mot, s’étripent sur les subtilités infinies d’une définition…
A partir de cette impossibilité de l’échange, la représentation dégénère rapidement et dans cette situation de séquestration paradoxale (le gouvernement est enfermé sous terre pour débattre de la liberté des migrants à la surface) la folie emporte les personnages dans une lente déconstruction du rationnel. La pièce ne montre finalement qu’un échec : nous ne verrons jamais, c’est entendu, une quelconque solution au problème migratoire remonter à la surface…
S’ensuit un enchaînement de tableaux burlesques au déroulement millimétré qui utilise subtilement un dispositif « à tiroirs » révélant petit à petit ce qui se cache derrière les austères parois boisées du premier tableau. Dans la partition de Marthaler, les mots, les choses et les gestes sont une même matière travaillée de boucles et de répétitions aussi loufoques que cérébrales. Entre les rapports officiels récités dans des urinoirs, la réécriture d’une fable du « bon sauvage » avec des personnages du folklore bavarois et l’emboîtement labyrinthique de propos religieux ou psychanalytiques sur l’autorité, Tiefer Schweb invite à une expérience de l’artificialité des discours et des gestes qui joue sur la perplexité des spectateurs et beaucoup de distance et d’humour.
Car, plus le fil de la dégringolade se déroule, plus les personnages s’obstinent à ignorer l’absurdité de leurs comportements respectifs et, dans cette manie qu’ils ont de ne s’étonner de rien, se rejoue la déshérence logique dans laquelle la pièce plonge son public. Une fois la surface de la terre déblayée de toute forme de cohérence, tous les langages possibles des personnages (la parole, la musique, la danse etc.) finissent par être en discordance avec leurs émotions, leur situation immédiate. On notera d’ailleurs que pour certains échanges particulièrement déconstruits, les écrans sur-titreurs s’éteignent : allemand ou pas, il n’y a, à vrai dire, plus grand chose à traduire.
Pour autant, le spectateur se surprendra peut-être à éprouver une certaine compassion tant les créatures qui s’ébattent sous ses yeux peuvent se révéler touchantes. Secoués dans leur cabine sous-marine, isolés du reste à monde, amputés de leur langage, les pantins de Marthaler immortalisent une humanité tragicomique qui ne laisse pas indifférent. L’envie nous prendrait presque de monter sur scène pour les tirer de là.
Tiefer Schweb nous invite finalement à une expérience collective du rire, non seulement parce que le spectacle est drôle, mais surtout parce qu’il utilise l’absurde pour questionner sans cesse les origines de notre rire. Un personnage enfile un chapeau bavarois et fixe la salle, sans bouger, sans dire un mot, pendant de (très) longues minutes et l’on entend peu à peu un ricanement contagieux gagner le public, bientôt un rire franc et finalement l’hilarité générale : plus la salle s’entend rire, plus elle se comprend et plus elle se met à rire. L’état du monde invite à une ironie qu’il faut sans cesse ré-expérimenter, une ironie qui s’apparente à de la résistance, et, en ces temps d’absurdité institutionnelle, on ne va pas s’en priver.