Une critique sur le texte de la pièce:
Le Rapport Bergier / De José Lillo / Pièce créée en février 2015 au Théâtre Le Poche de Genève / Plus d’infos
Comment la Suisse regarde-t-elle sa propre histoire ? C’est la question que pose le dramaturge José Lillo dans sa dernière pièce : Le Rapport Bergier. Référence au rapport historique sur les relations entre la Suisse et le IIIe Reich, le texte oscille entre philosophie et provocation dans une longue tribune qui n’a pas peur d’exhumer des fragments douloureux de la mémoire collective helvétique. Que l’on ne s’attende pas ici au bercement de l’immersion fictionnelle, trois voix monologuent et adressent directement à leur public les paradoxes de l’humain, du politique et de la liberté. Non pas un théâtre où on se sent bien, mais un théâtre qui fait du bien. A conseiller aussi aux adolescents.
Le texte de José Lillo, son premier en tant qu’auteur, s’ouvre sur la question du pays : « Est-ce que c’est possible ça de parler à un pays ». Parler de la Suisse, parler à la Suisse, la pièce ne cache pas ses intentions. Les trois personnages de Lillo – nommés comme les acteurs Felipe, Maurice et Lola – sont si abstraits qu’ils n’incarnent pas autre chose que des humains capables de voix. Ils commencent par s’étonner que la langue soit si politique, que nommer déjà les responsables suffise à questionner la responsabilité. Se souvenir, c’est dire les choses et il est nécessaire qu’elles soient dites : « nous fûmes classés par les vainqueurs parmi les alliés objectifs de l’Allemagne ». L’une des grandes qualités du travail de Lillo est le trafic, presque routier, des voix, des messages et des destinataires qui circulent dans nos mémoires. On entend les mots de Bergier et du rapport, évidemment, mais aussi de Pilet-Golaz (acteur majeur de la collaboration), de Kant, de Goebbels, de Struder (président de l’UBS) et de Paul Rossy (de la Banque Nationale), de Dante, d’Aznavour et de bien d’autres. Cette mémoire polyphonique devient un parcours accidenté à travers l’histoire de la Suisse récente, de la collaboration avec le régime nazi à la crise migratoire du temps présent. L’occasion pour l’auteur de dénoncer la responsabilité des générations successives dans cet étrange îlot de tranquillité qu’est la Confédération, où le peuple « dort d’un sommeil calme » en regardant « sombrer les barques alentour ». Que veut dire encore la neutralité ? Quelle est, dans la représentation que les Suisses ont d’eux-mêmes, la part d’utopie, la part d’aveuglement volontaire ? Ne pas choisir, un choix de « lâches » ? Le texte nous confronte au silence qui entoure la collaboration et à l’ambiguïté du mot puis y dégage la possibilité d’une critique de la modernité : le pouvoir corrompu par l’argent, la gangrène du discours politique, la xénophobie qui hante encore la Suisse.
Le vitriol de Lillo s’attaque à l’absurdité d’un système (politique et économique) qui se présente illusoirement comme une personne, une personne morale. Qu’est-ce que cela veut dire, les excuses d’un Etat, les choix d’un Pays, le libre-arbitre d’une Nation ? Dans Le Rapport Bergier, à longueur de répliques, on s’étonne que les structures puissent avoir un visage humain. Comme un vallon nouvellement creusé pour mettre en scène un absurde plus contemporain, Lillo fait de l’écart entre la bureaucratie et la vie un espace existentiel fort. Il en résulte un mélange d’accusations, de réminiscences et de divagations “po-éthiques” portées par des personnages fantômes. La grande histoire se recompose comme les trois protagonistes racontent la somme des histoires individuelles, rapportent les mots des autres : les mots des autres, c’est important.
Entre envolées baroques et phrases épurées, le texte évoque les poètes de l’Occupation et de la Résistance. Eclaté sur la page, le texte respire et se lit en effet comme un poème. Les rares interactions entre les personnages, accidentelles ou non, sonnent comme des moments d’humanité, et donc de répit. On retrouve aussi dans le goût qu’a Lillo pour le détail signifiant et la simplicité du drame quelque chose d’une réflexion contemporaine sur le théâtre comme lieu d’histoire – ou l’inverse. Peut-être certains spectateurs ou lecteurs iront-ils jusqu’à entendre un écho, bien que distant, de tragiques plus anciens, antiques, dans ce « terrible destin des hommes que d’avoir à se souvenir de ce qu’ils commettent sans y pouvoir rien changer » ou dans ce portrait de l’humain oscillant entre l’animal à peine conscient dirigé de l’extérieur et le bastion pourtant irréductible de ses émotions et de sa conscience.
Car Le Rapport dit finalement le paradoxe de la subjectivité et du pot-pourri identitaire qui nous constitue face à l’impossible unité des régimes et des pays. L’angoisse est palpable parce que le système et les objets politiques autour desquels nous nous positionnons sont construits par d’autres subjectivités, par leurs voix qui s’entremêlent, qui déclament des discours « officiels » et qui, finalement, laissent la responsabilité entière de la mémoire et de la morale au seul langage. C’est tout le talent de Lillo et, aussi, tout l’intérêt du théâtre.