Monsieur de Pourceaugnac
D’après Molière (texte) et Lully (musique) / Mise en scène de Clément Hervieu-Léger / Conception musicale de William Christie / Théâtre du Reflet / le 16 janvier 2018 / Critique par Aurélien Maignant.
16 janvier 2018
Bourreaux baroques
Célébrant ses 150 ans cette saison, le théâtre du Reflet accueille une comédie-ballet de Molière, Monsieur de Pourceaugnac, créée en France par Clément Hervieu-Léger, résident de la Comédie Française et l’ensemble des Arts Florissants dirigé par William Christie, chef d’orchestre et musicologue spécialisé dans la musique baroque. Servie par une distribution d’acteurs brillants, le spectacle joue avec les genres aussi bien qu’avec nos émotions et interroge la violence qu’il peut y avoir dans le comique. Nous rions beaucoup, mais jusqu’où peut-on rire ? et surtout, la victime est-elle bien celle que l’on croit ?
Monsieur de Pourceaugnac, pièce quelque peu éclipsée aujourd’hui par ses consœurs plus célèbres, est une des nombreuses comédies-ballet nées de la collaboration entre Molière et Jean-Baptiste Lully : on leur attribue même la paternité du genre. Si Molière remplit toujours les théâtres, il est plus rare que les spectacles, comme celui de Hervieu-Léger et Christie, soient montés avec un accompagnement musical basé sur les partitions originales du compositeur, ce qui est bien le cas de cette création. Pourceaugnac présente la spécificité notable d’être la première comédie-ballet à utiliser les scènes chantées, non en simples ornements, mais comme de véritables moments dramatiques, utiles à la compréhension de l’histoire. On dit aussi, et Hervieu-Léger ne l’ignore pas, qu’il s’agirait de l’une des pièces les plus cruelles de Molière qui aurait cherché dans le texte à se venger d’un gentilhomme limousin insultant à l’égard de son théâtre.
Que la légende soit vraie ou non, il y a bien, dans la pièce, un gentilhomme de Province, Pourceaugnac (Gilles Privat), qui monte à Paris pour la première fois, dans l’espoir d’épouser Julie (Juliette Léger), promise à lui par son père, Oronte (Alain Trétout). Mais le cœur de Julie bat pour Eraste (Guillaume Ravoir), jeune homme de basse naissance, et les deux amants décident de tout faire pour empêcher le mariage. Avec l’aide d’une entremetteuse, Nérine (Clémence Bouet), et d’un faiseur d’intrigue napolitain, Sbrigani (Daniel San Pedro), ils vont accueillir Pourceaugnac dès son arrivée dans la capitale et lui faire vivre un enfer, lui « jouer des pièces ». L’homme sera tour à tour torturé par une cohorte de médecins « de la Faculté » qui lui administreront de multiples lavements, humilié sous les yeux d’Oronte par une paire de femmes qui l’accusent toutes deux de les avoir abandonnées avec leurs enfants respectifs, trainé en Justice et condamné à la pendaison pour polygamie puis contraint finalement de quitter la ville déguisé en femme, manquant de se faire violer en chemin par deux soldats. Le texte, typique du comique des mœurs, moque la naïveté des ruraux, l’intolérance des citadins, la rigueur des médecins ou la bêtise des avocats et pourrait apparaître aussi bien comme un défouloir d’auteur que comme un exutoire pour le public : rire d’un sot et apprécier le mariage final des deux amants.
Mais c’était sans compter la mise en scène de Hervieu-Léger qui joue avec nos attentes, proposant une transposition de l’action dans un Paris des années 50 fait d’angoissants blocs d’ardoises noirs et de perspectives étouffantes. Si l’on pouvait craindre que l’ensemble baroque ne muséifie quelque peu le tout d’un vernis classique désincarné, ce n’est finalement pas le cas : le contraste avec le dynamisme du jeu et l’atmosphère noire de la scène confère aux instruments, et tout particulièrement au clavecin, un rôle anxiogène qui accompagne à merveille la dégringolade de Pourceaugnac. Là où de nombreux choix esthétiques dessinent une scénographie proche de celle des films néoréalistes italiens (les fiats, les bicyclettes, les spritz…) et peuvent sembler un peu gratuits, on ne peut que se réjouir du climat éprouvant qu’amènent les murmures, les rires infernaux plusieurs fois mis en écho et les bruitages lourds, minimalistes et répétitifs, presque industriels, qui embaument certaines scènes d’une malveillance travaillée. A ce titre, le passage des médecins est particulièrement réussi. Que ce soient les sophismes du texte (« Il est fou, puisqu’il dit qu’il ne l’est pas »), le jeu grand-guignolesque alternativement froid et excentrique des médecins en habit noir ou les lumières blafardes qui transforment Pourceaugnac et sa camisole de force en icône christique, tout évoque la violence qui peut naitre des consensus institutionnels lorsque s’y aventure par hasard un individu hors de la norme. Le provincial monté à Paris se retrouve brisé, torturé par l’implacable machinerie médicale qui le transperce de tuyaux et lance parfois au public des regards qui semblent autant d’appels à l’aide. Ce contraste fort entre la sincérité du jeu de Privat, qui refuse de briser l’illusion théâtrale, et l’artificialité exagérée des oppresseurs nous ramène à notre position d’observateurs, interroge notre voyeurisme, rappelle que les comédies peuvent être, avant tout, violentes.
Lorsqu’apparait ensuite Sbrigani, déguisé en torero, la légèreté reprend le pas et la pièce poursuit son itinéraire entre les genres. Le limousin, taureau dans l’arène, retrouve son burlesque, recommence à boire et redevient le bourgeois imbu de lui-même que nous souhaitons, sans doute, qu’il soit. Car, si la pièce joue avec nos affects, c’est parce qu’elle réussit, par moment, à nous faire oublier qu’il y a du « pourceau » dans Pourceaugnac, que le gentilhomme de province demeure malgré tout monté à Paris pour épouser, de force, une jeune fille offerte par son père. Conséquence appréciable de la transposition temporelle, dans la France d’après-Guerre, où les mariages forcés sont encore monnaies courantes, le personnage de Julie évoque ces jeunes filles qui résistent de plus en plus aux violences de la tradition. La proximité historique et un certain naturel dans le jeu de Juliette Léger nous la rendent plus familière et facilitent notre attachement, notre implication dans sa résistance. Le passage où Julie se languit sur le capot, dans lequel elle joue de sa féminité pour manipuler les réflexes patriarcaux d’Oronte et Pourceaugnac à son avantage, est significatif de cet esprit de liberté et de révolte insufflé aux amants, entre autres, par la réactualisation du classique dans un contexte plus contemporain. La mise en scène détourne allègrement le cliché de la femme sur la voiture en une fausse parade galante qui moque aussi bien les préjugés du père que ceux du mari, inversés par le quiproquo : tout cela n’étant au final qu’une pièce que la jeune génération joue pour s’affranchir de la vieille.
C’est en définitive la suite d’emboitements dans l’écriture dramatique de Molière qui sert ce jeu sur nos réflexes empathiques. L’ensemble des personnages jouent une pièce dans la pièce, et il arrive que la supercherie orchestrée par les amants pour défendre leur liberté se change en violence collective. Au-delà de la question de la victime, le spectacle nous parle du conflit. Il ne tranche pas. A travers le jeu des genres la pièce évite les catégories et perturbent les nôtres : la supercherie est aussi bien une révolte qu’une cruauté, et le théâtre dans le théâtre est au service d’une expérience de réactualisation comique assez innovante.
16 janvier 2018