La ferme des animaux
D’après le roman de George Orwell / Adaptation et mise en scène de Christian Denisart / Compagnie Les Voyages Extraordinaires / Théâtre de la Grange de Dorigny / du 18 au 28 janvier / Critiques par Aurélien Maignant et Joanne Vaudroz.
18 janvier 2018
Révoltes d’autrefois
Après avoir incarné les pingouins de L’Arche part à huit heures, les acteurs de la compagnie Les Voyages Extraordinaires réenfilent leurs costumes d’animaux dans une adaptation de la célèbre satire politique de George Orwell. Une création haute en couleur à la scénographie carnavalesque, mais qui ne pose qu’assez peu la question de la modernité du texte.
Des sabots, des plumes et des griffes, le théâtre de Dorigny redevient bien, en ce début d’année, une grange. Mais ces animaux, à l’inverse des chimères qui peuplent les affiches du théâtre, ont un visage humain et c’est bien de l’humain qu’ils parlent. Dans le court roman d’Orwell (1945), satire de la révolution russe qui a marqué la littérature politique du XXe siècle, les bêtes d’une ferme se révoltent contre leur propriétaire humain et fondent, sous l’autorité de trois cochons « plus intelligents », l’animalisme, un mouvement politique censé leur apporter la paix, la liberté et les lendemains qui chantent. Or, c’est tout l’intérêt de la fable, la révolution dégénère, le putsch de Napoléon évince, dans la violence, l’idéaliste Boule de Neige et le Grand Soir reproduit rapidement le système de domination que les révolutionnaires s’étaient acharnés à renverser. L’histoire se termine par la vision cruelle des animaux fouettés de nouveau par les cochons-dictateurs vêtus comme des humains. L’allégorie de la Révolution Russe est claire, on y lit aisément l’évincement de Trotski, la falsification historique, la propagande soviétique, les paradoxes de la NEP (Nouvelle Politique Economique), l’instauration des goulags et bien d’autres aberrations connues de l’U.R.S.S. dans la première moitié de son existence.
La version qu’en propose ici la compagnie des Voyages Extraordinaire se veut littérale : l’adaptation suit précisément l’intrigue, les personnages se cantonnent à leurs rôles allégoriques et la scénographie donne dans le premier degré (une ferme, un fermier, du foin, des enclos). Mais quel est aujourd’hui l’enjeu d’une interprétation si peu distante ? Le texte orwellien, en dépit de son intérêt historique, est-il encore pertinent ?
Dans le texte, les quatre cochons, seuls personnages à avoir un véritable projet, à affronter des dilemmes complexes et, aussi, à savoir lire, ont un propos très manichéen sur la division des pouvoirs. Leur appel à la Révolution résonne étrangement de nos jours : il semble évoquer aussi bien le burlesque de l’histoire communiste que le présent immédiat. Les autres animaux, monolithiques (les moutons bêlent du début à la fin, le cheval ne pense qu’à travailler, les poules qu’à pondre), ne font que subir sans broncher, à l’exception notable de l’âne Benjamin, la propagande et la violence de leurs leaders : résignation d’autant plus problématique qu’ils sont censés incarner « le peuple ». La révolte n’est valorisée que brièvement ; dès la première assemblée populaire, la malveillance des cochons est explicite et leur « supériorité intellectuelle » mise en évidence.
Il est difficile d’y décoder autre chose que des situations et des personnages historiques spécifiques et le texte se transpose assez mal en dehors de cette clé allégorique précise : seule une lecture distanciée, et donc fixe, demeure possible. Pour autant, dans une lecture contemporaine, la métaphore des hommes et du pouvoir risque de se montrer comme intemporelle même si l’on n’y retrouve, en définitive, ni les apparences modernes du fascisme ni les formes nouvelles de la révolte ou du changement. La dénonciation des utopies prend des airs quelquefois trop cyniques et la fin d’Orwell, lorsqu’elle semble condamner l’homme à un éternel retour de la domination et du grand soulèvement populaire (les animaux se remettent à chanter leur Internationale), ne parle plus du tout du présent.
Au-delà du texte, ces réserves engagent aussi la pièce et particulièrement une mise en scène qui se distancie peu de l’œuvre originelle. Cette version risque de laisser penser, faute d’indications, que la fable évoque le monde contemporain. Si la scène de l’usine et le propos sur l’aliénante mécanisation du travail restent d’une actualité criante et en dépit de ces animaux anthropomorphes qui soulignent, intentionnellement ou non, la cruauté de l’exploitation animale moderne (les poules, avec leurs voix humaines, parlent du « massacre de leurs enfants »), on aurait aimé sortir de La Ferme des animaux avec de nouveaux outils pour penser les diktats modernes.
Le spectacle, plutôt destiné à un jeune public, relègue donc la responsabilité du sens et de la discussion aux professeurs des nombreuses classes qui viendront, à n’en pas douter, assister à la représentation. Que saisiront les plus jeunes de l’allégorie ? Que pourront-ils en dégager ? Faut-il l’historiciser pour déterminer ce qui demeure pertinent aujourd’hui et ce qui appartient au passé ? Rejouer La Ferme des animaux reste, quoi qu’il en soit, une occasion formidable de discuter de pouvoir et de poser, justement dans ce que le texte a d’inactuel, les questions des fascismes contemporains.
18 janvier 2018
18 janvier 2018
Par Joanne Vaudroz
Humainement animal
Lumière sombre sur scène. Ils arrivent et se font entendre. Ils hennissent, meuglent, braient, bêlent, grouinent ou caquettent, une allègre cacophonie toujours plus puissante est à l’approche.
Soudain c’est le silence, le sage parle. Le vieux cochon s’adresse à ses confrères d’une voix intelligible pour nous. La lumière s’éclaircit et nous les voyons à présent. Les acteurs arborent de fabuleux costumes d’animaux imposants et quelque peu intimidants. Le jeu des comédiens est précis, propre à chaque animal. Les poules avancent d’un pas saccadé et d’un mouvement de tête mécanique, comme impulsé par de légères décharges électriques. Les béliers ne prennent pas part aux discussions de la ferme ; ils suivent. Lorsqu’ils sont tous en scène, ils ont le regard vide et la manie de mâcher bêtement. Le comportement animalier fait illusion comme si les hommes avaient pris possession du corps de leur animal ou que l’animal s’était intégré au corps de l’acteur…
La compagnie des Voyages Extraordinaires de Lausanne s’est travestie ce soir en compagnie des animaux. Fondée en 2002 par Christian Denisart et Gilbert Maire, cette compagnie joue un répertoire axé sur des thématiques expérimentales touchant aux sciences, à la géographie ou à l’humanité. Pour ce spectacle, la scénographie est signée Christian Bovey, la création lumière Estelle Becker. Dans La Ferme des animaux, publié en 1945, George Orwell, connu pour marquer ses œuvres de ses engagements politiques, utilise la métaphore animale pour rendre compte d’un certain fonctionnement presque logique du système politico-économique totalitaire. Les animaux s’insurgent contre leur maître, qui les néglige à cause de la boisson. Les boxes sont sales, les mangeoires vides et les coups de fouet sur ses chevaux vont bon train. Les animaux ne veulent plus mourir pour nourrir l’Homme, le seul être improductif. Tous s’entraident et Jones est alors évincé de sa propre ferme. Il n’a plus de pouvoir sur ses bêtes qui restent vivre dans l’exploitation agricole, un système mis en place par … les hommes. George Orwell nous le rappelle rapidement : la place du pouvoir dans la hiérarchie de la ferme ne peut rester vacante longtemps. C’est ainsi que les cochons, plus vifs d’esprit que les autres, décident de prendre en main ce système, imposant alors leur rythme, plus cruel, comme humanisé…
Le choix d’aborder une telle thématique peut nous paraître au premier abord obsolète. La réflexion dénonce les régimes totalitaires liés au fascisme, au nazisme et surtout au stalinisme. Pourtant, au moyen d’un texte facile d’accès, cette pièce invite un public hétérogène à réfléchir sur l’organisation du totalitarisme. Alors que les plus jeunes dans le public prennent conscience des rouages propres à ce type de régimes, les adultes se remémorent certains événements historico-politiques, qui ne semble finalement pas si éloignés dans le temps.
18 janvier 2018
Par Joanne Vaudroz