Par Thomas Flahaut
Un entretien autour de la pièce Lettre au dealer de ma rue / De Julie Gilbert / Le 14 décembre 2017 / Plus d’infos
LES MOTS, LE VOLCAN
Le 14 décembre 2017, dans un bar du quartier des Grottes, à Genève.
Thomas Flahaut, pour l’Atelier critique (TF) : Dans ta Lettre au dealer de ma rue, une femme occidentale s’adresse à un étranger. Le « je » se dessine dans le creux du « tu ». Dans cette distance, la manière dont cette femme-là dit, se joue quelque chose de politique. Comment as-tu lié, dans l’écriture, ta réflexion formelle, par rapport à des impératifs politiques qui, peut-être, précèdent l’écriture ? Pourquoi le choix de la lettre, d’une forme aussi adressée ?
Julie Gilbert (JG) : Le point de départ est réel, c’est la cohabitation permanente avec les dealers qui sont en bas de chez moi, avec cet autre qui n’est pas défini puisqu’il ne cesse pas de changer. Ce n’est jamais le même dealer. Cet autre est indéfini, mais il est noir, et il deale. De plus, il me reconnaît. Il ne me propose jamais de drogue, il sait que je vis ici et protège mon environnement. Je trouvais étrange cette espèce de proximité avec quelqu’un que l’on n’identifie pas. J’avais besoin de prendre la parole, mais je ne pouvais pas simplement m’adresser à lui. Le lendemain, le surlendemain, j’aurais dû réitérer ça. La dimension épistolaire, ce côté injonctif vient de là : j’essaie par la parole de savoir qui tu es, de savoir dans quelle situation nous sommes tous les deux. La dimension politique du texte, c’est que cette situation est une métaphore de la politique suisse. Une situation a priori hallucinante, mais qui ne pose pas de problème ici. La cohabitation des dealers et des enfants dans un même espace, la cour d’école et ses environs. Comme Française, j’ai d’abord été outrée, mais j’étais la seule. Alors j’ai tenté de comprendre. Je m’adresse à cet être indéfini, mais aussi à la Suisse. J’essayais de comprendre comment fonctionne la pensée suisse par rapport à l’espace public.
TF : La société a quand même quelques suspicions. Tu racontes notamment l’installation de caméras de surveillance. Justement, c’est à cette occasion qu’une solidarité nouvelle s’exprime, celle des résidents autour d’un « représentant des dealers ».
JG : Il y a comme des sursauts. Je parle surtout de Genève, des Pâquis où j’ai toujours vécu ici. C’est un quartier qui est double, à la fois un terrain de jeu pour la Suisse romande, où on deale beaucoup, et un quartier dans lequel vivent des familles dont les enfants vont à l’école. Dans les grilles de l’école, les dealers cachent de l’ecstasy. Ces gars qui traînent près de l’école ne viennent jamais emmerder les mômes. Au contraire, ils surveillent mes enfants. Ce qui se joue, c’est au-delà de la morale. Ces dealers arrivent d’endroits où ils ont une famille, une structure de vie. Ils ne peuvent pas faire autre chose. Pour moi, ce texte est aussi une réponse à toutes les violences à l’encontre des étrangers, en Suisse et en Europe. Rappeler que derrière les stéréotypes, il se passe des choses beaucoup plus complexes.
TF : C’est ce que tu fais en amenant le personnage du représentant des dealers. J’observe avec lui une forme de retournement de la figure négative du migrant véhiculée par des médias sensationnalistes. Le migrant, dans ce discours dominant, fait peur. L’opinion lui donne un pouvoir politique, celui de nuire. Ce représentant des dealers, tu lui donnes une capacité politique positive, celle de penser avec les autres résidents le devenir de son quartier.
JG : Il y a quelque chose d’utopique ici. Je ne sais pas comment ça s’est passé. Les dealers se réunissent et désignent un représentant pour l’assemblée de quartier, pour dire qu’ils sont contre l’installation de caméras de vidéosurveillance. Ce qui m’intéresse, c’est la capacité de repenser un espace commun sur des bases pragmatiques et non morales. La dimension utopique, c’est d’imaginer comment on peut imaginer de nouvelles manières de cohabiter.
TF : Le rôle du texte littéraire est donc d’abord de révéler une hypocrisie, de dire que les gens négocient déjà dans cet espace commun qu’est le quartier, malgré la morale dominante. Cela peut-être aussi d’appeler à aller plus loin dans ces utopies qui sont déjà en germe ?
JG : Souvent dans mon écriture, j’ai un double mouvement contradictoire. D’un côté, je suis horrifiée qu’il y ait de la dope dans les préaux. Et de l’autre, je sais très bien que ce ne sont pas les dealers qui sont responsables de cette situation, qu’ils tentent au contraire de faire au mieux. Mon adresse, elle est à la société. Je tente de poser cette question : comment donner la possibilité à des gens comme eux de faire autre chose que vendre de la drogue ? En Suisse, ça semble inéluctable : tu es un clandestin, noir, alors tu vends de la drogue. Pour moi, c’était primordial que ce texte ne puisse pas être récupéré par des anti-étrangers. Lorsqu’il y a quelques années, les réfugiés ont commencé à affluer, j’ai cru que c’était une chance pour notre société. Que cela nous pousserait à changer. Aujourd’hui, devant la violence avec laquelle on traite ces gens, je suis très pessimiste.
TF : Dans ton texte, ce que tu nommais « utopie » l’emporte sur ce pessimisme. La société permet à ces hommes d’être des hommes qui choisissent, participent à la vie de la communauté. Dans ton texte, le « Je » occidental tente de ne jamais écraser le « tu » de l’étranger. Mais pourquoi, spécifiquement, avoir choisi l’écriture théâtrale, pas la prose ou une autre forme, pour tenter ça ?
JG : Je dis mes textes. L’idée que la parole puisse être prise en charge par par une comédienne ou un comédien ne se pose pas. Il y a ma colère d’abord, c’est de là que ça part. Le fait de pouvoir dire un texte, c’est comme une prise de position politique. Je définis mon geste plutôt comme une prise de parole devant la cité, que comme théâtre.
TF : Comme ces gens qui prennent la parole sur des bancs publics dans un coin de Hyde Park ?
JG : Il y a quelque chose de cette dimension-là. Ces dernières années, j’ai écrit plusieurs monologues de ce genre. C’est une manière de dialoguer avec des choses qui me révoltent. Je ne vois pas d’autre forme pour faire cela. Je tente toujours partir de moi pour aller vers l’autre. C’est ce chemin que je fais dans l’écriture. C’est pour moi l’endroit le plus juste pour raconter ce que j’ai à raconter.
TF : Quels autres textes ?
JG : J’aurais préféré avoir un flingue, sur une lanceuse d’alerte, que j’ai lu aux Intrépides, ce printemps à Avignon. Dans Outrage ordinaire, un texte que j’ai écrit sur la migration, il y avait déjà ce principe d’adresse. Mais il était plus poétique. Je partais toujours de moi, l’Occidentale, pour aller explorer l’autre, l’étranger. Mais cet autre était indéfini. La lettre au dealer de ma rue et J’aurais préféré avoir un flingue décrivent des personnes et des situations réelles. Ce qui m’intéresse c’est aussi la dimension documentaire. Je pars de la réalité. Lettre au dealer de ma rue a été écrit alors que j’étais à Avignon, à préparer une résidence en Guinée avec Hakim Bah. Hakim voulait que tout le monde écrive sur la migration. Il nous a montré un film, un Passe-moi les jumelles qui était tourné dans ma rue. C’était l’histoire d’un Guinéen qui acceptait l’aide au retour. On le voit dormir dans le parking derrière mon immeuble, traîner près du préau. Cet homme avait une identité, ce qui m’a permis de m’adresser à lui dans mon écriture. Ça me permettait d’être reliée à une réalité. Ces textes sont chevillés au réel. J’essaye de pousser jusqu’au bout les images. Pour voir si ça grince, si on supporte.
TF : Une volonté de créer un choc ?
JG : De secouer. Un ami dit : « tes textes, c’est comme des volcans. Ça commence tout doux, tout doux et puis d’un coup, on se le prend dans la gueule ». Ce qui m’intéresse, c’est ce moment où ces choses habituelles, ces images, deviennent dérangeantes, provoquent quelque chose.
TF : En lisant, je voyais ton écriture se chauffer, aller petit à petit vers cette extrémité dont tu parles. Est-ce que ce moment-là te surprend toi-même pendant l’écriture ? Est-ce que tu le cherches ?
JG : C’est vraiment pour ça que j’écris.