Baromètre

De Mali Van Valenberg / Une pièce créée en 2017 dans le cadre d’une résidence artistique à l’hôpital psychiatrique de Malévoz / Texte intégral / Plus d’infos


Elle. A l’étroit dans son jeans, debout dans ses baskets. Une canette à la main, un sac, une chemise et rien d’autre sur le dos. Elle, parmi les visiteurs, les visités, les blouses, les pyjamas, les robes à fleurs. Au milieu des parasols et des chaises en plastique, du blanc malade et des couleurs qui se la pètent, elle me repère. A l’étroit dans mon jeans, debout dans mes baskets.

  ELLE

Failli ne pas te reconnaître, tu te rends compte? Faire semblant de ne pas te reconnaître, passer tout droit et t’éviter, filer en douce incognito. Un instant j’ai failli parce que j’ai eu pitié. Oui, de toi un instant et la pitié, tu comprends, c’est répugnant, alors je voulais t’éviter, t’épargner. Mais c’est passé vitesse éclair, tu as l’air paumé et je trouve ça plutôt attendrissant maintenant. On peut s’asseoir maintenant. Je t’en prie, assieds-toi, moi je m’assieds, tu vois? Je m’assieds, je me mets à l’aise, mets-toi à l’aise, je t’en prie. J’ai soif, tu en veux? De l’eau qui fait pschitt. C’est léger, ça pétille, tu devrais essayer. Te détendre un peu. Bois de l’air, des bulles, respire! On est à l’abri ici, il fait beau, tu peux sourire, il te va bien mon sourire! Il fait beau, on se sourit, on se regarde. Et on cherche, mine de rien on cherche, quelque chose, un indice, une paire de mains moites, une paupière qui palpite, une rougeur qui fait tâche, quelque chose, un indice. Tu cherches, n’est-ce pas? Qu’est-ce que tu vois? Tu ne vois rien? Un millier d’aiguilles, autant de petits trous et rien? Cette femme est translucide, on voit ses os ses poumons son cerveau et tu ne trouves rien? Suffit d’un rien parfois tu sais. Un rien suffit et ça tu sais, tu connais, on connaît, toi et moi on se reconnaît, n’est-ce pas? Dans ce rien. Dans ce grain. Une poussière, une étoile, une molécule qui se fait la malle. Une peau de banane. Un pneu dégonflé. Un robinet rouillé et ça fuit, de partout, tu perds tes eaux, te voilà incontinente, le septième continent qui ne sait plus sur quelle mer se poser. On va trouver, pas si grave, faut se détendre, il fait beau. Ça ne durera pas. Regarde! Un nuage, il arrive, ça arrive, ça arrive, ça arrive à tous, ça peut arriver, à tous, de dériver. Décaler. Décaler, c’est ça. Tu te sens décalée? Décalée par rapport à quoi? A toi? A moi? Aux pyjamas aux robes à fleurs aux blouses? Tu as un baromètre pour calculer ça? Dans quelle mer tu le plonges, ton baromètre? Ça m’intéresse. De savoir à peu près où j’en suis où tu en es, parce qu’il y a un décalage, c’est évident. Tout ce blanc entre nous, ça décale, forcément. Même si j’essaie de nous convaincre, de me convaincre, que ce n’est rien, que ça arrive, ça peut arriver, à tous, de se retrouver là, nuagée, naufragée, même si je sais que dans le fond, même dans le fond, toi et moi on se reconnaît, même si j’essaie, même si je sais, il y a quelque chose qui grince, qui n’est pas d’accord, quelque chose qui fait qu’on n’est pas tout à fait tout à fait à l’aise, ni toi, ni moi, ici, et ça se voit. Ça s’entend. C’est bruyant, ça transpire. Ça dégouline. Ça déteint sur tes joues j’en ai plein les mains, regarde! C’est dégueulasse. Tu pourrais faire attention, il faut faire attention. Faire semblant. On pourrait faire semblant, il fait beau! Et je suis coincée dans mes baskets entre deux nuages. Dégueulasse. Quasi rien sur la peau et pourtant on est lourd ici, n’est-ce pas? Il nous faut de l’air, des bulles. Trois francs cinquante la canette c’est cher mais ça fait pschitt, c’est léger, ça pétille, on achète? Respire. Respire, claque des doigts, fais quelque chose, imagine. On est en Californie à Kho Phi Phi au Guatemala du sable jusqu’au cou et la tête hors de l’eau. On y va? Tu veux? Au café de la Gare, y en a toujours un quelque part. On se retrouve comme l’autre jour et on se dit ça y est cette fois on est dehors. Mais on est déjà dehors, regarde! Le ciel, le soleil, les arbres, les oiseaux, la poussière, les fleurs, le sable, les parasols, la mer, tout ça. Regarde, il suffit de quelques pas, quelques mètres et on sort! On sort du cadre. On se décadre. On jette le baromètre. On veut? On n’a pas le droit, tu sais bien, c’est interdit, on ne peut pas, et puis on ne veut pas en sortir de là. On est à l’abri ici. Protégée surveillée. On est mal à l’aise mais à l’abri. Ici. N’est-ce pas? N’est-ce pas? Mais imaginons, on peut toujours imaginer, ça oui on a le droit, alors claque des doigts, on est à Bora Bora du sable dans la tête au café de la Gare, on commande un Perrier, un Perrier s’il vous plaît! On serait mieux, plus à l’aise, ce serait plus conforme, plus confort à la terrasse de ce café plutôt que dans cette situation, là. Pourtant ce serait le même soleil, les mêmes bulles, on serait les mêmes toi et moi à la terrasse de ce café, et je trimbalerais avec moi le même sac, et dans le sac: porte-monnaie téléphone stylo-bille pastilles bonbons tic-tacs quelques tocs cigarettes allumettes tout ce qui gratte qui brûle qui bave eczéma et cetera. Toi, peut-être un petit bout de ton passé mal digéré, que tu ressasses… Non! Je t’arrête tout de suite, on n’en parle pas, on garde ça pour soi, on ne veut rien savoir, on n’a pas envie, pas le temps de tout déballer, alors tu ranges, tu ravales. On est venue toi et moi pour se détendre. Pour boire un Perrier léger léger. C’est tout. Tout. Mais tout est contenu dans ce petit bout, petit bout qu’on n’arrive plus à planquer, petit bout de rien du tout qui dépasse de ta chemise, qui colle à mes baskets, une étiquette qui décale, qui effraie. Ça m’effraie, oui. J’ai la frousse. Faut la planquer aussi cette frousse, parce que c’est contagieux, regarde les chiens ils aboient. Un chien aboie quand il a peur, et l’autre répond, et tout le monde se met à aboyer, et tout le monde se met à avoir peur, je ne veux pas que tu aies peur, tu n’as pas peur, n’est-ce pas? De moi, je veux dire, tu n’as pas peur? Je comprendrais tu sais, parfois aussi j’ai peur de moi, mais il ne faut pas, il ne faut pas. Je t’ai fait peur? Je te fais peur? Je suis désolée de t’avoir effrayée comme ça. Maintenant tu ressens ce que je ressens quand je te regarde et que j’ai peur. Peur de toi, peur de moi, peur de moi dans tes yeux à toi. Qu’on soit ici ou ailleurs ça change tout mais ça ne change rien, tu me regardes encore comme si tu cherchais quelque chose. Quelque chose de toi dans mes yeux à moi. Si tu trouves quelque chose, dépêche-toi, prends-le, c’est le moment, le dernier moment, je compte jusqu’à cinq, à cinq c’est terminé. Cinq, quatre, trois, deux, un, pschitt! Tu peux t’en aller maintenant.

Va-t-en.