Le Direktør
D’après Lars von Trier (film) / Mise en scène d’Oscar Gómez Mata / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 novembre 2017 / Critiques par Aurélien Maignant et Roberta Alberico.
La servitude involontaire
11 novembre 2017
Adaptation vaudevillesque d’un film plus sombre qu’il n’y paraît au premier abord, Le Direktør d’Oscar Gómez Mata est une comédie qui s’efforce de penser l’absurdité d’une société où l’autorité de plus en plus invisible rend la servitude involontaire. Au-delà de son apparente légèreté, la pièce est un tour de force qui emboîte les niveaux de fiction et fait amèrement rire des rôles sociaux, affectifs et théâtraux. Un spectacle profondément intelligent.
Un acteur erre entre les rangs du public qui s’installe et m’interpelle : « Bonjour, je suis le directeur. – Vous êtes le directeur du théâtre ? – Ah non, je suis un acteur. – Un acteur de la pièce ? – Non, un acteur dans la pièce. » Vous suivez ? Non ? Ne vous en faites pas, après c’est pire. « Je suis un acteur qui joue le directeur dans la pièce, et là je répète mon texte. – Votre texte de la pièce ? – Non, mon texte dans la pièce » : bienvenue dans le théâtre d’Oscar Gómez Mata.
Mon interlocuteur, déjà dans son personnage, se révèlera être Kristoffer (David Gobet), un acteur au chômage récemment embauché par une petite entreprise d’informatique danoise pour jouer, effectivement, le rôle de son directeur. Ravn (Christian Geffroy Schlittler), le fondateur et directeur véritable, n’a jamais réussi à assumer sa fonction auprès de ses employés et prétexte depuis toujours l’existence d’un « directeur de tout » pour justifier ses décisions, notamment les plus impopulaires. La situation change lorsqu’il décide de vendre son entreprise à un acheteur islandais patibulaire qui exige de rencontrer le « vrai » directeur. Ainsi Kristoffer va-t-il devoir jouer au patron de PME et Ravn croiser les doigts pour que tout se passe comme prévu. Gómez Mata adapte ici une œuvre de la filmographie du déjà culte Lars von Trier et s’il reste, dans l’ensemble, fidèle au scénario d’origine, il en propose une version profondément transformée.
L’entreprise selon Mata est rétro, esthétiquement déglinguée, affichant l’élégance hispter d’une table au design contemporain entourée de chaises en plastique premier prix. D’emblée, on craint que le spectacle ne sacrifie quelque peu la profondeur de l’œuvre originale en faveur de sa propre photogénie. Le metteur en scène a voulu un jeu presque vaudevillesque, qui bien que porté par des acteurs exceptionnels, inquiète lui aussi quelque peu. La plupart des protagonistes se comportent en électrons libres, hurlent, lancent des meubles au hasard, se cognent sans raison dans le décor, trébuchent quand ils parlent, traversent le public en grommelant des phrases incompréhensibles ou des blagues potaches. Le comique tue dans l’œuf le réalisme des personnages, la vraisemblance de la représentation et rend souvent les quiproquos moins précis que dans le film de von Trier car les personnages ne semblent pas croire un seul instant à l’existence de tout cela. Un certain goût pour l’absurde, notamment lorsque Heidi (Camille Mermet) répète désespérément les répliques des autres, plonge le public dans un malaise assez drôle, mais évacue indéniablement le tragique des personnages. Evacué aussi le personnage de Kisser, ex-femme de Kristoffer, dont tout l’arc narratif est supprimé, et qui permettait pourtant au film de donner une épaisseur et une vraisemblance aux dilemmes moraux de son personnage principal. Le moindre dialogue cohérent devient assez vite impossible, un fragment d’organisation auquel on s’accroche, et qu’on abandonne vite lorsqu’un exhibitionniste vêtu du célèbre bonnet noir des Welsh Gards entre en scène, montre son sexe au mur du fond et repart comme il était arrivé. Bon. L’adaptation ne risque-t-elle pas de transformer cette « comédie sans importance », selon le mot ironique de la voix off qui conte le film, en comédie véritablement sans importance ? L’un des coups de génie de von Trier était de rendre possible un métathéâtre à l’intérieur de l’image cinématographique, effet qui, une fois adapté sur scène, risque de perdre un peu de sa pertinence et de son originalité. D’emblée ce jeu métaleptique avec la frontière tracée sur le sol de la scène peut laisser craindre un certain déjà-vu, ou du moins que la transposition ne fasse perdre de son impact au procédé.
Mais, passées ces premières inquiétudes, on comprend que l’abandon de la vraisemblance fabrique chez Gómez Mata un monde en roue libre dans lequel la comédie se dépasse elle-même et, finalement, discute véritablement l’autorité (presque l’autoritarisme) du réel. Devons-nous assumer les actions de ce qui n’est qu’un rôle que nous jouons ? Quelle autorité a l’invisible sur le visible ? Qui est le sous-fifre, qui est le directeur ? « On s’en bat les couilles ! » répondrait la sonnerie de l’iPhone de Gorm (Vincent Fontannaz). De ce point de vue, la pièce s’avère par moments plus subtile que le film originel. Gomez Mata a l’art de déranger jusqu’au bout le rationnel, d’extirper du délétère une stabilité étrange et de mettre véritablement en jeu notre liberté dans la fiction.
D’abord, par sa conscience aiguë de l’histoire du théâtre et des travaux de ses pairs, investie dans un medley impressionnant de références (le personnage pirandellien, le catastrophisme de Spregelburg, le goût d’Ibsen pour la provocation) qui atteint sans doute son paroxysme dans une pique sublime, lorsque Kristoffer déclare « Pour moi l’Idée, c’est Dieu. Même si l’idée vient de Macaigne » (la réplique originale, chez von Trier, étant « Pour moi l’Idée c’est Dieu. Même si l’idée vient de Hitler »).
Puis, par l’insistance de la mise en scène sur l’au-delà des choses. Le maitre spirituel de Kristoffer, un dramaturge italien fictif répondant au nom de Gambini, insiste sur l’importance de la « pause », arguant, par la voix de son disciple, que c’est davantage ce qu’on ne voit pas que ce qu’on voit qui fait le sens de la pièce. Et l’on retrouve effectivement, au fil de la décousure du drame, des moments très codifiés – un grand carré vert s’allume en Voie Royale – qui semblent bien des « pauses ». La luminosité diminue, la musique change profondément de registre, les dialogues disparaissent et laissent place à des regards plus profonds, des gestes plus vraisemblables, le message est clair : finie la comédie. Sans un mot, une parenthèse de poésie vient nous rappeler que derrière l’excès se cache une catastrophe beaucoup plus profonde – gambinienne peut-être ? – la catastrophe de la responsabilité.
Car aucun des deux Direktørs n’assume tout à fait son autorité. La hiérarchie est ici conçue comme profondément subjective, tropique et donc tout à fait invisible. Au-delà du Direktør, c’est le metteur en scène qui semble disparaître et laisser à ses personnages un trop-plein d’espace dans lequel toute décision paraît impossible.
Qui sont d’ailleurs vraiment ces personnages ? Et qui sont ces acteurs qui n’en font pas un peu trop, mais dix fois trop ? Cette esthétique de la roue libre nous confronte à un spectacle qui semble en train de se monter : chacun doute en permanence du degré de jeu de l’autre et voilà la texture même de la représentation devenue irréelle, le monde si horizontal que plus personne n’y comprend grand-chose. Dans un joyeux paradoxe, le seul personnage jouissant d’une certaine vraisemblance c’est celui qui ne questionne pas sa fictionnalité, lucide sur les rôles que la société nous impose. « All the world’s a stage » : c’est tout le génie de l’interprétation que livre Gómez Mata du film de Lars von Trier : le monde est une scène comique, où il n’y a que des textes préécrits, où la poésie et le tragique ne peuvent résider que dans le non texte, presque le non langage et c’est là qu’est toute la joie du monde. Aussi, cette comédie « tout ce qu’il y a de plus inoffensive » est-elle profondément intelligente en ce qu’elle nous confronte au paradoxe d’une autorité qui nous demande de lâcher prise.
Le personnage chez von Trier était humain, trop humain, taillé en pièce par le comique aigre de sa modernité. Le personnage chez Gómez Mata rit tant de lui-même qu’il n’a finalement plus envie d’être humain. Il préfère devenir un cheval, ne pas parler puisque le langage est risible et galoper sur la scène en sautant par-dessus des chaises, à l’image de Mette (Claire Deutsch) dans la scène finale. Si la lisibilité de la structure fictionnelle s’efface, c’est sans doute pour nous faire comprendre que le véritable metteur en scène, c’est Gambini lui-même. Et Gambini n’existe pas.
11 novembre 2017
Y a-t-il un directeur dans cette pièce?
11 novembre 2017
Par Roberta Alberico
« How do you feel today? », « respire », « focus », « lâche prise », « enjoy life ». Des slogans typiques du management twittero-instagramesque défilent sur le flipchart d’une entreprise X au rythme d’un morceau deep-tech-house-electroclash. Lumières stroboscopiques : les employés se détendent, se contorsionnent, dansent frénétiquement, entourés d’un matériel de bureau minimal, blanc. Blanc surtout. Alors un personnage s’adresse au public : « Vous ne devez pas réfléchir, croyez-moi. C’est une comédie. »
Êtes-vous prêts à vous tordre les méninges, à faire des allers-retours délirants entre les niveaux de discours et les degrés de fictionnalité jusqu’à ce qu’absurde se fasse ? Le Direktør, spectacle d’Oscar Gomez Mata, est une reprise du film du même titre de Lars von Trier. Il met à l’épreuve tout spectateur qui se croit capable de se repérer dans une intrigue alambiquée.
Le spectacle repose sur un principe de narration fractale : l’intrigue est ficelée de sorte à ce que quiproquos, malentendus et mises en abyme puissent s’entrecroiser jusqu’à l’épuisement presque combinatoire des possibles. Ravn (Christian Geffroy Schlittler), le PDG d’une petite entreprise ne parvient pas, en dix ans, à annoncer aux employés qu’il en est le directeur car il est trop attaché à l’image que ces derniers pourraient avoir de lui lors de prises de décision désagréables.
C’est donc « le directeur de tout ça », depuis les États-Unis, terreau fertile aux grands directeurs, qui prend toutes les décisions impopulaires : licenciements, annulations des sorties d’entreprises, suppressions de primes, etc. Le management doux et participatif revient à Ravn, tandis que le management violent et sans pitié incombe à cet être imaginaire. Le problème surgit lorsque ce dernier doit s’incarner, au moment où Ravn veut vendre son entreprise et que l’acheteur potentiel désire rencontrer le « directeur de tout ça ». Le tourbillon mythomane dans lequel Ravn s’engouffre l’amène à embaucher un acteur, Kristoffer (David Gobet), qui lui permettrait de personnifier, en chair et en os, ce rôle qu’il refuse d’endosser.
Kristoffer est, dans la fiction, un acteur mégalomane toujours conscient de jouer sur une scène, dont nous, public réel, sommes les spectateurs. Il nous oublie rarement. Il nous regarde, nous charme, nous fait un clin d’œil… Ses poses sont toujours spectaculaires et à chacune de ses répliques, il semble attendre de nous des applaudissements ou des signes d’acquiescements, ce qui rend le personnage vaudevillesque et vraiment comique. Le double jeu est exprimé, expliqué et reformulé, mais jamais il ne lasse. Pour son jeu, Kristoffer applique les directives de Ravn obligé d’assumer le rôle d’un metteur en scène : il doit tantôt adopter la posture du chef strict et brutal, tantôt celle du manager silencieux qui laisse faire les employés jusqu’à ce qu’ils comprennent d’eux-mêmes leurs rôles. Les stratégies de management se confondent avec les instructions de jeu.
Pour l’acteur, la tâche se complique lorsqu’il comprend, en découvrant les mails que Ravn s’appliquait à écrire, que pendant ces dix dernières années, son personnage a été différent pour chacun des employés. Son identité fictionnelle doit alors devenir kaléidoscopique. Kristoffer en vient à oublier le principe fondamental qu’il répète pourtant à maintes reprises : la cohérence du personnage.
La manipulation et la démagogie se montrent le propre de l’acteur (et non seulement du directeur) qui module son caractère et ses postures selon l’effet qu’il désire produire sur son auditoire. Apparaît, par ce biais, une réflexion sur l’activité de l’acteur et sur le regard que la société porte sur lui : celui qui doit, à chaque fiction, être un autre.
Ces rôles polysémiques neutralisent tout manichéisme. Les spectateurs doivent simplement faire face à ces faux-semblants, à ces comportements stratégiques et à ces non-dits sans être en mesure de juger l’un ou l’autre personnage.
De cette absence de manichéisme émerge une insoutenable légèreté de l’être qui imbibe tous les protagonistes du spectacle d’un tragique indéniable. Nécessaire à la communication et à l’existence en société, le mensonge devient pathétiquement évident, il coule de source et chacun des spectateurs se sent concerné. Même si à un niveau moindre, nous identifions très bien cette démagogie propre à la vie en société qui brise notre identité en mille morceaux. Et quiconque s’est déjà fait passer pour quelque chose qu’il n’est pas tout à fait se souvient de ce sentiment de cataclysme imminent. Paranoïaque, il se sent dévoilé à tout instant. Dans Le Direktør, la comédie est détraquée à l’intérieur de la comédie, elle y est démontée pièce par pièce jusqu’à ce que sa substantifique moelle soit dénudée. Le comique par outrance détruit le comique et on finit par pleurer de rire. Lars von Trier le disait à propos de son film : « le but de la comédie n’est-il pas justement celui de la dévoiler ? ». La dévoiler, c’est prélever chacune de ses incohérences et les mettre en scène : le genre est fabriqué comme nos rôles en société. Le spectateur le sait donc : le happy end qu’il espère est impossible.
Car plus le spectacle avance, plus le rire est catastrophique face à un dénouement qui refuse sans cesse d’avoir lieu. Mais le rire est toujours entretenu même lorsque les personnages se montrent exténués, tout comme les spectateurs, de leurs propres jeux. Ravn, pris d’une crise de nerfs, s’adresse au public « J’en peux plus moi ! Théâtre ? Pas théâtre ? ». Et les choses empirent de plus en plus.
Les autres personnages semblent coincés dans un monde parallèle auquel nous avons parfois de la peine à accéder. Ils paraissent presque tous dénués d’un quelconque sens logique ou en pleine croisière stupéfiante. Pendant que Heidi (Camille Mermet) regarde fixement le mur, Nelle (Aurélien Patouillard) s’allonge sur le sol sans raison, Mette (Claire Deutsch) trotte comme un cheval de cirque et Lise (Valeria Bertolotto) se contorsionne avec une lubricité exagérée. Malgré leur invraisemblance, chacun d’entre eux a une logique incarnée dans un jeu (excellent) qui lui est propre. C’est peut-être ce qui fait la force des personnages d’Oscar Gómez Mata.
C’est donc une réflexion virtuose sur la liberté, la responsabilité et l’identité qui est proposée par Oscar Gómez Mata. Saluons la clarté qu’il a su donner à un propos complexe, démontrant une envie de s’adresser au plus grand nombre : les questions abordées, rarement laissées en suspens ou cachées, sont explicites sans jamais devenir lourdes. Mais aussi l’humilité des choix de mise en scène : pas question de leçon de morale, de mépriser ou de montrer du doigt. Nous rions et pensons avec la troupe Alakran.
11 novembre 2017
Par Roberta Alberico