Kill the Workflow

Par Coralie Gil

Une critique sur le spectacle:
À deux heures du matin / de Falk Richter / Mise en scène de Gabriel Dufay / La Grange de Dorigny / du 2 au 4 novembre 2017 / Plus d’infos

© Etienne Malapert

Jeudi 2 novembre à la Grange de Dorigny se jouait « A Deux Heures du Matin », de Falk Richter mis en scène par Gabriel Dufay et joué par sept comédiens sortant de la promotion 2016 de l’école des Teintureries. Une pièce sur l’absurdité du système des grandes entreprises, sur la solitude et le sentiment de manque qu’elles génèrent.

« A quoi je joue ? Qui me l’ordonne ? Pourquoi ? ». Sous son masque bien lisse et blanc, caché derrière son Macbook Pro propret comme lui, l’homme d’affaire-type, après des années de conformisme, se pose des questions sur le sens de sa vie. Comme un réveil brutal. Homme-automate piégé dans un jeu absurde. Faux sourires, faux amis, faux bonheur, fausse collectivité. L’Entreprise est un leurre. La source de toutes les solitudes. Après le déclic, l’impression de s’être fait avoir quelque part. Là commence la crise. C’est l’animal qui succède à l’humain, quand les mots ne suffisent plus, comme dans cette scène où Chady (les personnages portent le nom des acteurs) enjoint tout le personnel à aboyer d’abord pour faire sortir la rage, puis l’envoie, en meute, dévorer la patronne, littéralement. Jusqu’à ce que, presque nue, désormais seule, ce soit à son tour de se révolter, contre sa condition de femme. Donnant naissance à d’autres révoltes, jamais à une révolution, parce que menées par des individus et jamais vraiment prise en charge par un groupe.

La thématique principale de la pièce est le temps. Dans une société où tout va très vite, où on ne le voit plus passer, où on le perd, où c’est de l’argent. Toute l’interrogation commence à partir du moment où l’un des protagonistes brise l’enchaînement temporel habituel par… le silence. Silence comme opposition à tout son univers bruyant de paroles vides de sens. Il fuit. Il tue le flot et bouleverse le petit monde formaté de sa vie et de son entreprise. Il dit non, ou plutôt se demande pourquoi il disait oui.

La mise en scène proposée par Gabriel Dufay met en avant le côté « tous-pareils » : chacun son petit costard, chacune son petit tailleur-joli haut, chacun son IPhone et chacun son IMac.  L’atmosphère lumineuse est froide, blanche, clinique sauf à certains moments soit d’accélération stroboscopique, soit de couleurs marquant le rejet du système, le retour du sentiment humain et de l’individualité. Le public est légèrement éclairé lui aussi. Englobé dans le problème, il doit se sentir concerné, parfois c’est à lui qu’on s’adresse directement, le quatrième mur se fragmente.

Pour ce qui est de l’univers sonore, la musique pop traverse le spectacle, de Radiohead à Amy Winehouse en passant par Rihanna, parfois en fond, parfois chantée par les comédiens. A cela s’ajoutent des images fortes : celle par exemple de cette corde nouée descendant lentement du plafond. Allusion à une possible fin morbide. Mais aussi tentative de sortir de la solitude, quand Anna s’y suspend équipée de son baudrier et danse dans le vide en essayant de trouver quelqu’un à qui s’accrocher. Moments de rupture dans la temporalité du spectacle. Moments en suspens où l’on croit saisir l’échappatoire d’un système accaparant. Et contrastant avec le réalisme high tech glaçant.

Des extraits de « Trust » et « Sous la glace », autres textes de Falk Richter, s’assemblent à « A deux heures du matin », comme pour compléter le texte ou raconter une « vraie » histoire cohérente. C’est ce qui peut être reproché au spectacle : vouloir toujours rendre le propos évident pour le spectateur. Poétiser mais expliquer ensuite, pour ne pas le perdre. Dommage. Il est possible que parfois le spectateur apprécie justement de se perdre.