De cri et de fureur

Par Lucien Zuchuat

Une critique sur le spectacle:
À deux heures du matin / de Falk Richter / Mise en scène de Gabriel Dufay / La Grange de Dorigny / du 2 au 4 novembre 2017 / Plus d’infos

© Etienne Malapert

À la Grange de Dorigny, Gabriel Dufay adapte À deux heures du matin, brûlot anticapitaliste signé Falk Richter. En dépit de quelques fulgurances poétiques et de traits d’humour piquants, le spectacle sauce «?hardolescente?», qu’on hurle deux heures durant à pleins poumons, finit par fatiguer.

Cela ressemblerait à ces petits gâteaux chinois que l’on reçoit en fin de repas et qui contiennent des notes de sagesse, plus apocryphes que traditionnelles il va sans dire. Sur la nôtre, il y aurait écrit?: «?À foncer bille en tête contre des murs, c’est le crâne qui, le premier, se brise?; les murs, eux, restent intacts?». Voilà ce que m’inspirent, depuis quelque temps déjà, les textes de Falk Richter, rock star de la dramaturgie allemande, mais surtout symptôme d’une «?jeunesse?» (il a 49 ans…) qui se rêve en génération sacrifiée sur l’autel de l’hypercompétitivité et qui cherche, toutes griffes dehors, la cause à défendre, l’injustice à dénoncer. Au nombre des épouvantails néolibéraux, on comptera le travail (évidemment), la performance, la (sur)consommation, la dépendance aux réseaux sociaux, la vacuité de nos relations,…

Bref, c’est tout le tissu de nos vies modernes qui est pointé du doigt, invectivé dans une langue crue, plus moralisatrice que percutante, qui aligne les adresses directes au public et multiplie les listes obstinées (après les variations sur «?Je suis l’Europe qui…?» dans son Je suis Fassbinder, vivent les «?Je ne suis pas une femme qui…?» repris à satiété). Les pièces de Richter se voudraient pamphlets brûlants?; elles noient, la plupart du temps, leur propos sous une accumulation enragée de réflexions convenues. À deux heures du matin n’échappe pas à la règle.

Tumultes adolescents

L’histoire est très simple ?et la lecture déchaînée qu’en proposent Gabriel Dufay, 34 ans, et ses sept comédiens, tous frais promus des Teintureries, ne complique rien?: posons x, une de ces fameuses «?grandes entreprises européennes?», temple fantasmé des brutalités du capitalisme 4.0, rendu ici sobrement par trois rectangles tenant lieu de scène, de fond diaphane et de plafond lumineux, quadrature du cirque tumultueux qui s’apprête à s’y jouer. Un soir, un employé disparaît des radars des réseaux sociaux, éveillant l’inquiétude de ses six collègues (trois femmes, trois hommes). C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase des frustrations ravalées. Le corps reprend ses droits?: on se contorsionne en tous sens comme pour figurer l’absurdité de sa condition d’esclave moderne, on se frappe, grimpe dans les gradins, cherche à retrouver les pulsions des premières caresses, on hurle son mal-être, sa solitude, sa rage.

Ces combats contre la tyrannie du marché ont leur noblesse?; la rage pure peut même donner lieu à des moments de théâtre sublimes. Il n’est qu’à penser aux excès impérieux d’un Vincent Macaigne dans En manque ou à la manière dont Philippe Malone magnifie le burnout dans la langue épileptique de Krach… mais chez Dufay, la haine ne semble connaître qu’un mode?: celui du cri. Car le spectacle est hurlé de bout en bout, au mieux copieusement tartiné de musique. Pris dans le rythme effréné des dénonciations à l’emporte-pièce, qu’on crache le plus souvent dans un micro face au public, il ne laisse aucune respiration?: qu’on accepte tout en bloc?!

Cette radicalité, hélas, tient moins de l’anarchisme grunge que des frustrations adolescentes. Car la violence ressemble ici à une posture?; elle n’a pas d’objet tangible… ou en a trop?: même l’amour doit passer par le hurlement. Et dans ce marasme de cri et de fureur, qui met la dépendance face aux réseaux sociaux et les velléités de meurtre sur le même niveau, le propos finit par se dissoudre. La mise en scène hyperactive et physique, qui cherche pour chaque tableau son effet postmoderne (utilisation d’écrans, de micros, trips chorégraphiques ou destruction du décor), se met elle aussi à patiner : le mouvement s’épuise et, à la cinquième gifle, on s’inquiète plus de l’état de la joue du comédien qu’on ne sursaute.

Fait d’autant plus frustrant que le tumulte général noie des passages d’une plus grande sensibilité. L’ensemble des comédiens entonnant en chœur une version timide du Diamonds de Rihanna, alors qu’une de leur collègue flotte inerte au bout d’une corde comme au bout de sa vie, est un des rares moments de calme qu’offre le spectacle et prouve l’inventivité du metteur en scène. Tout paradoxal que ce soit, la pièce se fait le mieux entendre dans ces instants précis qui la prennent à revers… par le biais de l’humour, par exemple, car le spectacle regorge de moments hilarants – entretien d’embauche qui confine à la folie, annonce problématique d’une grossesse gérée lors d’une séance de yoga – joués avec une énergie et un plaisir qui se transmet facilement au public. On en regrette d’autant plus la lecture tonitruante, très «?premier degré?» qui structure l’ensemble.