Les amants de Kyoto

Par Thomas Flahaut

Une critique sur le spectacle :
Roméo et Juliette / De William Shakespeare / Mise en scène d’Omar Porras / TKM / du 19 septembre au 8 octobre 2017 / Plus d’infos

© MARIO DEL CURTO

Au TKM en septembre, le Teatro Malandro d’Omar Porras et les comédiens japonais du Shizuoka Performing Arts Center déplacent Roméo et Juliette dans un Japon médiévisant. Le metteur en scène tente de jouer entre les cultures occidentales et japonaises au détriment, parfois, d’une mise en dialogue des traditions théâtrales.

Du Roméo et Juliette de Shakespeare, on ne retient souvent qu’une scène anthologique, la scène 2 de l’acte II dite « scène du balcon ». Comme on aime à voir Orgon se cacher sous une table qui n’en est pas une, on est en droit d’attendre que le balcon au pied duquel Roméo soupire et trépigne n’en soit pas vraiment un. La nouveauté d’une mise en scène de Roméo et Juliette, si tant est qu’elle puisse être mesurée, peut sans doute l’être à l’aune de cela : la réinterprétation de l’espace du balcon. Juliette était accrochée à une corniche dans la mise en scène d’Eric Ruf (Comédie Française, 2016), juchée sur une simple galerie, pur espace scénique dénué de toute référentialité, chez Olivier Py (Odéon, 2012). Dans le Roméo et Juliette d’Omar Porras, Juliette se tient sur une jetée donnant sur la mare d’un jardin japonais. Roméo, lui, ne grimpe pas au lierre, mais marche sur des pierres autour desquelles on imagine, en lieu et place du plateau, l’eau calme de la mare. Car sur scène, ce n’est pas Vérone, mais un Japon médiévisant qui rappelle celui de Ran, adaptation par Kurosawa d’un autre monument Shakespearien, Le Roi Lear.

Une construction de bois citant les portiques des temples nippons structure l’espace scénique. Entre ses colonnes sont parfois tendus des écrans de papier, parois, portes coulissantes qui deviennent théâtres d’ombres. À travers les espaces laissés vides s’organisent les entrées et les sorties des comédiens, pour la plupart japonais. Ce qui est d’abord frappant, c’est la capacité du théâtre d’Omar Porras à faire image. La pièce se déroule comme une succession de tableaux léchés : le balcon devenu jetée, bien sûr, mais aussi la porte coulissante de la chambre de Juliette ouvrant sur une forêt obscure et enfumée d’une profondeur visuelle étonnante, les rendez-vous secrets entre Romeo et Frère Laurent sous des cerisiers en fleur, la course à travers la nuit du jeune amant se rendant au tombeau de Juliette, chorégraphie où les lampions virevoltent dans l’obscurité de la scène. Mais l’intention du metteur en scène n’est pas simplement de déplacer la tragi-comédie de Shakespeare dans le Japon de l’époque Edo. Créée en 2012 à l’occasion d’une collaboration entre Omar Porras, accompagné de sa troupe le Teatro Malandro, et les comédiens du Shizuoka Performing Arts Center, cette pièce  tente de mettre en scène un dialogue scénique entre deux aires culturelles, deux histoires, deux traditions théâtrales, autour d’un texte canonique du théâtre occidental.

La mise en scène semble se construire en réponse à un problème pratique : comment faire jouer ensemble des comédiens japonais et suisses ? Aussi, le dialogue qui se met en place sur le plateau est d’abord celui des langues. La pièce s’ouvre sur un choeur s’exprimant en japonais. Puis apparaît un Paris emperruqué, semblant tout droit sorti d’une comédie-ballet du dix-septième siècle français ; joué par un suisse, il s’exprime en français. Le jeu se met en place : on répond en français à une question formulée en japonais, Roméo, Benvolio et Mercutio, lisant l’invitation au bal, s’amusent de ne pas parler français, Frère Laurent, personnage de passeur, passe d’une langue à l’autre.

Ce dialogue est ensuite celui des cultures et des histoires occidentales et japonaises. À partir de la rencontre entre les deux troupes, Omar Porras conçoit une fable historique. Vérone devient un Japon convoité par les puissances coloniales européennes dont les représentants sont Frère Laurent, moine parlant le japonais, et Pâris, un colon français que le père de Juliette désire marier à sa fille. Se construit, à partir de cela, une fable qu’on pourrait supposer soutenue par un discours postcolonial. Elle n’est malheureusement qu’ébauchée. Si le prince, sorte de vieux sage mythique rendant sa justice d’une voix caverneuse et lointaine est finement transposé, que la lutte entre Capulet et Montaigu, la tragédie des deux jeunes amants, ne souffrent pas de la recontextualisation, les deux personnages européens ne semblent pas solubles dans la fable construite par Porras. Leurs motivations restent troubles, et la piste de l’histoire coloniale ne trouve pas vraiment d’issue.

Le metteur en scène hésite entre la fable historique et une suite de numéros très spectaculaires. Et si l’esthétique japonisante offre quelques tableaux d’une grande force, c’est peut-être par là même que la pièce pèche. La succession d’images très typiques du Japon pour un spectateur occidental (scènes d’arts martiaux, costumes empruntés au manga, séquences chantées où les personnages deviennent des sortes de pop-star japonaises) produit une sorte de mélange confus de clichés. L’impression qui reste est celle d’un geste qui n’aurait pas été porté jusqu’au bout, d’un spectacle trop hétéroclite. On aurait pu apprécier qu’au lieu de l’exotisme des combats, des perruques, des estampes, et des musiques, Omar Porras nous donne à voir, plus simplement, la rencontre de deux traditions théâtrales, traditions ici noyées dans un trop-plein d’effets spectaculaires.