Estampe véronaise

Par Julia Cela

Une critique sur le spectacle :
Roméo et Juliette / De William Shakespeare / Mise en scène d’Omar Porras / TKM / du 19 septembre au 8 octobre 2017 / Plus d’infos

© MARIO DEL CURTO

Sous la direction d’Omar Porras, Roméo et Juliette se pare des couleurs du pays du soleil levant. Une transposition légère à la plastique soignée qui adoucit le drame et fait entendre l’humour dans le texte de Shakespeare.

Au bal masqué, on surprend la danse lente d’une geisha et d’une carpe koi rouge et or. Ils bougent presque à contretemps, masques attachés à l’arrière de la tête de leur propriétaire, comme indifférents à l’agitation alentour. Plus tard, on découvre le balcon devenu ponton, les pieds noyés dans un étang tranquille. Roméo, en tenue de samouraï, perché sur un caillou plongé dans l’eau calme, et Juliette, drapée d’un long kimono blanc, debout sur le ponton, se murmurent leur secret. Les bambous se reflètent dans la surface noire et brillante de l’eau, sur laquelle rebondissent les promesses murmurées par le jeune couple. On reconnaît l’estampe, on pense à Hiroshige.

Ces tableaux sont la Vérone imaginée par Omar Porras. Ils se succèdent, à toute vitesse et pendant que l’on regarde ailleurs. On devine la mécanique invisible des décors sans jamais la saisir, emporté par le flux des images. On a l’impression d’un tour de passe-passe, d’un quick change scénographique, où l’espace se pare d’atours toujours plus élégants. Pourtant, rien n’est jamais précipité. Chaque tableau possède sa propre mesure : lente et douce, rapide et drôle ou encore puissante et régulière. Ces rythmes illustrent et manifestent selon les cas le tragique ou le comique, équilibrant les deux pôles, sans jamais céder entièrement à l’un d’entre eux.

Un régime de l’entremêlement, donc, qui parcourt tout le spectacle dans une dynamique de rencontre. Les paires de contraires sont partout et, pourtant, jamais ils ne s’entrechoquent. L’esthétique scénographique nippone renouvelle le texte occidental sans jamais le rendre méconnaissable. Un jeu d’acteur parfois burlesque, inspiré du kabuki japonais, jalonné de travestissements, de comique de gestes et de grimaces côtoie des attitudes de grand tragédien, ponctuées de déclamations solennelles. Un silence épais succède à de longues tirades, on parle japonais, français et parfois anglais, on porte des robes de bure, des kimonos, des fraises et des katanas à la ceinture.

Ces métissages délicats entre Orient et Occident font du spectacle un objet chamarré et léger, devant lequel on renoue avec l’émerveillement un peu oublié de certains spectacles de cirque. Les prouesses physiques et les costumes racontent autant qu’ils enchantent. La salle résonne parfois des sabres qui s’entrechoquent dans les scènes de duels soigneusement chorégraphiées. Certains moments sont consacrés au corps seul, véritables numéros de clowns tout en poésie qui s’inscrivent parfaitement dans le rythme général de la représentation. L’humour, omniprésent, freine l’intellectualisation, rendue superflue. Le jeu fait voir des mimiques plus grandes que nature, loin des esthétiques à volonté réaliste.

L’équilibre qui émane de la proposition d’Omar Porras offre une expérience proche des sens. En se superposant à notre connaissance de Roméo et Juliette, le spectacle se passe d’explications. On attend impatiemment de découvrir comment sera traitée la prochaine scène culte : on sait comment ça finit, et pourtant, on ne sait pas. On est pris par surprise, comme dans un tour de magie. On rit de bon cœur, on est sincèrement ému et, surtout, on ne se demande pas pourquoi.  Une expérience esthétique, hic et nunc, qui permet de retrouver le pur plaisir de l’expérience spectaculaire.